Cher Manu,
Voilà, tu m’as eu.
Ce que tu as entamé avec Presque trouve ici une résonance particulière. J’avais été soufflé par cet album et je ne m’en étais pas caché, je le citais toujours en exemple, c’était « le chef d’œuvre de Larcenet ».
Alors j’avais gentiment écrit mon petit article, grandiloquent comme d’habitude, parce que ça fait plus sérieux et plus crédible, c’était dans le ton du site, « la critique se veut objective », et gnagna, « vécu du critique », et blabla, « bien faire mesurer la différence entre ce qu’on imagine et la réalité de l’exercice », vas-y, sors-moi les tartines. Ce n’était déjà plus si honnête et subjectif, puisque j’écrivais en référence au modèle de la critique, je me fondais dans le moule pompeux [1].
Et puis voilà, le temps a passé, j’ai perdu l’envie d’écrire, je mettais mon énergie dans d’autres choses, et je savais bien que je n’écris que pour moi, il y a si peu de gens qui s’arrêtent ici… Alors si on ne se fait pas plaisir, il vaut mieux arrêter. Il y a suffisamment de choses qu’on se force à subir sans en rajouter dans le masochisme.
Et tu as sorti le premier tome du Combat ordinaire, et un peu maladroitement je t’ai envoyé un mail pour t’engueuler gentiment, parce que je ne savais pas dire sans avoir l’air niais qu’à cause de toi, je me sentais à nouveau pris d’une envie d’écrire, pour partager mon admiration.
Je n’ai même pas écrit la critique du premier, le temps de me remettre en route… peu après est passée la déferlante Angoulême, les éloges pleuvaient, je n’avais plus rien à dire. Jusqu’à ce soir. J’ai acheté Les quantités négligeables aujourd’hui, et j’ai pensé retrouver le premier album, ou son prolongement, sans trop savoir à quoi m’attendre : le premier n’appelait pas de suite.
Félicitations, tu m’as eu avec ce deuxième tome. BLAAAAH ! Rétamé, scotché, à ramasser par terre [2].
Je ne sais plus qui (Paul Auster, peut-être ?) disait que les menteurs écrivent leur autobiographie, et que les gens sincères racontent des histoires. Alors bravo pour la belle leçon de sincérité que tu nous sers là. Tes trentenaires sont adultes et puérils, comme des trentenaires d’aujourd’hui [3]. La photo s’est substituée à la bande dessinée, mais il y a tant de toi dans Marco [4].
Toutes les angoisses du créateur, de l’artiste qui se demande si on peut faire du beau en étant moche à l’intérieur, pourquoi le beau qu’on produit ne nous rend pas forcément meilleurs (questions cristallisées par le personnage de Fabrice Blanc [5], le photographe réputé pour sa sensibilité artistique mais odieux).
Ne pas faire de l’exotique c’est être ordinaire. Oui, c’est vrai, ça ; c’est même un genre de grosse lapalissade. Pour autant, il nous faut longtemps pour réaliser qu’on ne pourra pas changer le monde, qu’on n’atteindra certainement pas la postérité, et surtout qu’on aura une portée… négligeable. La révélation [6] c’est quand on prend conscience que si on y met du cœur, le résultat final touchera ceux que ça touchera. Et les autres, au fond, on les emmerde. On n’a qu’une vie, autant y mettre ce qu’on peut d’énergie et de sincérité pour ne pas avoir l’impression de l’avoir gâchée ou de s’être perdu en chemin.
Voilà, je ne sais pas comment le dire, j’ai été ému par ce vieux père qui dit qu’il faut faire des enfants [7], par l’amour d’un fils pour ses parents, son attachement à sa famille (thème présent dans tous tes bouquins « sérieux »), par ces gueules de vieux ouvriers, par ces enfants à venir, par ces engagements qu’on a peur de prendre, par la tendresse discrète et rassurante de l’amour qui semble presque aller de soi. J’ai été touché comme par un cadeau, quand tu racontes comment Marco/Manu se protège en anéantissant ses émotions. Je me suis longtemps cru incapable de sentiments profonds et violents parce que c’est pareil chez moi.
J’ai rarement pleuré en lisant une bande dessinée : une fois pour Maus [8] et une fois pour L’éloge de la poussière [9]. Grosse émotion avec Jiro Taniguchi et ses deux pavés [10] aussi, j’ai failli oublier.
Enfin il y a eu ce soir. Les yeux qui se brouillent, je me sens tout bête devant ma copine, le nez qui coule, et moi qui bafouille « il est vachement bien, dis donc, le nouveau Larcenet ». Tu vois, c’est ça que je voulais dire quand je disais que tu m’as eu, rascal de « Dirty Pants ».