"Je voulais écrire un livre sur l’armée..."
En une phrase d’introduction, deux dessins face à face dans la double-page, est cristallisé tout le livre. Où Larcenet oppose l’enfant qu’il était, l’enfant qu’il est sans doute toujours, celui qu’on a tous au fond de nous, qui joue au soldat et tire en l’air avec son pistolet en plastique, et l’adulte sombre, soucieux, celui qui a souffert. Celui qui ne joue plus. Il n’écrit évidemment pas sur l’armée, il écrit sur son armée, celle qu’il a vécue au quotidien pendant un an. Le service militaire, formalité de la vie du citoyen...
"... alors je me suis acharné, je me suis distordu la mémoire..."
Larcenet a voulu oublier, car après tout, tout le monde l’avait prévenu, l’armée, ce n’est pas si terrible, tu verras, un an c’est vite passé, et puis ça te fera des souvenirs. Dans un réflexe "freudien", il manifeste une négation mentale involontaire de ses souvenirs douloureux, un refoulement. Il a donc dû creuser au plus profond de lui-même, faire remonter du fond du puits la boue, la bêtise crasse, la méchanceté inhérente à la masse. Il n’y a pas plus con que des hommes entre eux. L’armée leur demande de prouver qu’ils sont des hommes. Certains s’acquittent de la tâche avec un réel plaisir. Certains rempilent, font carrière. Certains en profitent pour laisser le champ libre à leurs pulsions violente, pour défouler le sadisme refoulé (lui aussi).
"... pour retrouver des dates, des événements..."
Loin de l’humour de Fluide Glacial, l’auteur accumule dès cette fameuse première phrase les indices qui nous font savoir que nous allons lire une autobiographie.
Sachant l’impossibilité de retranscrire de façon fidèle une tranche de vie, Larcenet va télescoper les séquences à la Breccia, qui disent la violence, la tristesse, la dureté du propos, et les séquences "bonhomme-patate", éloquentes sur la confusion dans laquelle se trouve Manu, sur l’incongruité des dialogues qu’on peut avoir avec ceux de l’extérieur, ceux qui ne savent pas. A la douleur qu’on ne peut ni comprendre ni même envisager, la mère de Manu répond qu’elle lui a fait du poulet à manger ! Comment, même, peut-on croire ce qu’il nous raconte ?
"... tout ce qui m’a marqué..."
Tout ce qui est arrivé, notre cerveau se refuse à le voir comme une réalité. On évoque malgré soi Midnight Express (une fiction), tellement on veut croire que l’histoire est inventée, tellement on veut se raccrocher à du connu, se rassurer par des rapprochements. Trop difficile de faire autrement. Comment, en 1991, en France, terre des Libertés, de la Déclaration des droits de l’Homme, il se passerait de telles choses ? Allons, mais vous divaguez, mon cher, vous exagérez. Cet auteur de bande dessinée, vous avez vu son apparence ? Vous avez vu dans quelle revue il est publié ? (et puis, c’est un auteur de bande dessinée...) A n’en point douter, c’est un anarchiste. Il veut déstabiliser notre belle Nation.
J’écris ces lignes au beau milieu de la polémique lancée par le Premier Ministre, qui veut réhabiliter les mutins du Chemin des Dames, au nom du "Devoir de Désobéissance". Qu’on soit pour ou contre une reconnaissance (tardive !) du courage d’hommes qui ont refusé d’obéir à ceux qui avaient pouvoir de vie et de mort sur eux, peu importe. En tout cas, Larcenet nous montre ici qu’il n’est pas si facile d’agir. Le lecteur aura tout loisir de se dire qu’à sa place, il aurait eu l’attitude noble du citoyen responsable faisant front devant l’injustice et la bêtise. Mais l’auteur nous "met le nez dedans". Il nous fait plonger tête la première dans sa peau, au beau milieu du problème. Bien malin celui qui osera le traiter de lâche.
"...pendant le cauchemar qu’a été cette année..."
Les mots de cette phrase sont les meilleurs qu’on puisse trouver. Comment peut-on imaginer, face à la démesure des effets d’action/réaction mis en oeuvre dans cet album, que ce que Larcenet nous raconte est bien arrivé ? C’est un cauchemar, un mauvais rêve, où tout est exagéré, où tout tombe presque trop bien en place. J’en veux pour preuve la séquence du Circaète. L’apparition de ce rapace, posé non loin de Manu, et qu’on ne trouve pas d’ordinaire dans cette région, fait figure d’épiphanie. C’est comme la lumière divine venant redonner l’espoir au peuple d’Israël devant les flots, quand Moïse, d’un geste, sépare les eaux. Encore une fois, le souffle d’air frais qu’envoie au lecteur ce battement d’ailes est trop beau pour être vrai.
Et puis on replonge.
"... en uniforme bleu foncé ou en tenue camouflée."
L’Etat et ses administrés voulaient voir dans le service militaire une institution utile, fidèle au si vis pacem para bellum gravé au frontispice des centres de sélection. Le service militaire prépare nos jeunes à défendre leur pays, sans poser de questions, aveuglément. Car notre idéal mérite des sacrifices, aussi pénibles soient-ils.
Larcenet, au moment où l’institution vacillante vit ses derniers jours, nous parle à sa façon d’un autre devoir : celui du souvenir. Il montre mieux que personne la vacuité que représente la conscription pour ceux qui la subissent : d’un an sous les drapeaux, que peut-il dire ? Pas de souvenirs goguenards des bonnes blagues de chambrée, des exercices dans la boue qui font de vous des hommes. Non. Simplement, pendant un an, il a perdu son statut d’être humain, pour devenir un uniforme vide. On lui nie toute pensée personnelle, toute initiative. Par l’insulte et la violence, sous couvert d’un idéal, voilà tout ce qui reste en fin de compte : un traumatisme.