La semaine dernière, Sandra [1] s’est entaillé la main avec une boîte de conserve. Une anecdote a priori sans conséquences, mais qui m’a forcé (quand même) à appeler les pompiers.
Ils sont arrivés à quatre, dans une sorte d’effervescence maîtrisée. Le geste est sûr, précis. Le pas lourd des bottes martèle dans l’entrée. C’est l’irruption de l’urgence, de l’extraordinaire dans le quotidien. C’est la poussée d’adrénaline qui vous détache de votre réalité. Tous les détails de la journée s’estompent, et cèdent la place à cet instant, fugace comme un événement anodin mais qui emplirait toute la conscience.
Nous partons donc pour le service des urgences de l’hôpital, moi en voiture derrière l’ambulance, qui s’obstine à ne pas dépasser le 70 sur la nationale.
Je suis ce van rouge, et j’ai le temps de détailler l’immatriculation, les zones opaques sur les vitres pour protéger l’intimité relative du patient, les bandes réfléchissantes sur les montants, qui réagissent à la moindre lumière de mes codes. Le gyrophare m’aveugle, et je fais la route avec mon pare-soleil baissé en pleine nuit !
Dans le calme relatif de ma voiture, seul avec moi-même, je passe vingt minutes à penser en roue libre, tandis que je conduis comme un automate. Je nous imagine dans (combien ?) quarante ans, dans la même situation, elle ou moi dans une ambulance, l’autre fermant le cortège. J’ai cette vision funeste d’une dernière fois, d’un dernier regard. Nous laissons les professionnels nous prendre en charge alors que nous courons vers notre mort.
Les lampadaires de la ville m’arrachent à ma semi-torpeur lugubre. Les rares personnes encore dehors à huit heures et demie écarquillent les yeux vers l’ambulance, imaginant dieu sait quel drame. Et je souris en pensant à la boîte de saumon tombée dans l’évier.
Un instant, on se serait cru dans une nouvelle d’Adrian Tomine.