En 1999, j’ai dû me défaire de la moitié de mes livres en passant d’une maison à un appartement. Ce n’était pas si grave, il y avait beaucoup de choses achetées en solderies pendant les années d’études : des bandes dessinées (une quantité importante), des livres théoriques que je croyais ne jamais relire [1], des romans achetés deux francs et dévorés en rafale.
J’ai eu l’impression de garder la quintessence de ma bibliothèque [2]. Ça fait un petit pincement au cœur quand ça arrive, et puis la vie continue, et puis on achète de nouveaux ouvrages, et puis on lit, on prête, on perd — on rachète un livre perdu, même [3]. Me voilà presque vingt ans plus tard, dans un appartement après des années en maison. Et je dois recommencer à me séparer d’une partie du trésor. Je le disais dans le titre, c’est un problème de riche.
Mon frère m’avait dit qu’il avait de la place, que je pouvais prendre le temps de trier les livres quand je serais remis du roller coaster de 2016. Mais, en même temps que j’appréciais de pouvoir prendre mon temps, je trouvais de temps en temps [4] que ceux de mes livres que je voulais montrer étaient loin de moi. J’ai donc pris il y a peu la décision radicale de rapatrier ce qui tenait dans ma voiture — pas tout, donc : il reste encore quelques cartons chez lui — et de faire un tri inexorable en espérant qu’il ne soit pas trop douloureux.
Encore une fois c’est un pincement au cœur, chaque fois que je dois poser un livre dans un carton qui repart [5]. Il y a cinq minutes, deux livres de Bernard Pivot que j’avais eu grand plaisir à lire, et puis un truc de Barry Windsor-Smith — je regarde la date : 1994. Je l’avais depuis 24 ans, donc ; mais c’est assez. Tant pis, il faut à nouveau écrémer.
Il me reste environ dix cartons à trier et, si je résume, à faire tenir dans deux mètres linéaires environ (ce qui reste de vide dans les 4 bibliothèques de l’appartement). Je tourne un peu comme un chien forcené va renifler chaque arbre du parc qu’il connaît pourtant par cœur, je passe et repasse sur chaque étagère et j’enlève, j’enlève encore. J’ai l’impression ce faisant de purger une partie de mon cerveau, comme si une partie de ma culture tenait dans ces livres que j’ai toujours eus à portée de doigts comme un genre de mémoire externe, l’impression de réduire sciemment ma capacité mentale ; c’est assez étrange.
Cet après-midi j’ai dit à mes enfants que nous devions aussi nous occuper de leur bibliothèque : s’ils veulent qu’on conserve certains livres plutôt destinés aux enfants (Les tuniques bleues par exemple), nous n’avons pas le choix. Ou plutôt ils vont, comme moi, devoir faire des choix.
Alors mon Fiston, du haut de ses onze ans, a sélectionné 100, peut-être 150 livres, les a mis en pile et a dit qu’ils pouvaient partir. Je lui ai demandé, quand même, s’il était sûr de ne pas avoir de regrets. J’ai eu quant à moi la chance d’avoir des parents unis et sédentaires, qui ont toujours bon nombre de nos livres d’enfance, que je retrouve avec émotion quand je vais chez eux, que j’ai faits lire à mes enfants, et la boucle est bouclée. J’espère qu’il ne regrettera pas, mais en le regardant faire j’ai eu un pincement de cœur bien plus grand que pour moi ; un peu comme si je lui avais demandé d’amputer une partie de son enfance avant même qu’elle soit finie.