Dans la Gare de Lyon je lève le nez en attendant qu’on m’annonce sur quelle voie sera mon train, et je me perds dans le toit nouvellement refait.
Les poutrelles sont toutes peintes en blanc ; je reste un long moment à me demander si je suis bien en train de contempler les mêmes qu’avant les travaux, toute la précision vieille d’un siècle caractéristique des gares parisiennes.
Je ressasse toujours la même idée dans ces grandes gares : le religieux s’est déplacé, la dentelle gothique des cathédrales a fait place à la dentelle de fer des gares et des centres commerciaux.
Les nouveaux temples ont pour nom Gare de Lyon et Vélizy 2, et on n’y vénère plus un hypothétique dieu distant mais l’immédiateté et la vitesse : ici je peux me rendre à l’autre bout de la France plus rapidement que ne le rêvaient nos grands-parents, là je peux acheter dans la minute qui vient tout ce que je veux pour satisfaire à la mode effrénée, si je veux. Dans les deux cas, on ne cherche plus de sens dans les nouveaux temples, on ne vient y trouver que la fuite en avant.
Il n’est que sept heures du matin et la lassitude attaque déjà.
J’ai commencé voilà une heure Au secours pardon et dès la première ligne m’est revenue l’envie de citer Beigbeder, comme chaque fois :
C’est l’année de mes quarante ans que je suis devenu complètement fou. Auparavant, comme tout le monde, je faisais semblant d’être normal. La vraie folie surgit quand cesse la comédie sociale.
Je regarde passer les gens pressés, costumés, chaussures cirées, valises-à-roulettés. Je pense à Darwin et à l’adaptation au milieu. Leurs équipages ne supporteraient pas ce que j’ai connu dans mon enfance, la boue, les bois, les trottoirs en sable pleins d’ornières, les fossés menaçants et profonds du côté du trottoir où ne sont pas les voitures [1]. Je les plains, un peu.
Je repense à une remarque d’une copine un jour où on discutait chiffons : « moi, un homme qui n’a pas des chaussures nickel, je prends ça pour un signe de négligence et il ne me séduit pas. » J’avais à ce moment-là véhémentement réfuté la thèse, sur l’air de « quand tu as deux enfants qui te marchent sur les pieds tout le temps, c’est impossible, et pourtant je ne crois pas me négliger ».
Ce que je n’avais pas compris à ce moment-là, c’est que mes chaussures maculées sont mon dernier lien à la bouillasse et à une liberté qu’on ne sait pas encore apprécier quand on est enfant.
Passé l’enfance il est trop tard.
Dans le froid d’hiver de la gare, tandis que je contemple en contempteur mes contemporains [2], je lis la fin du chapitre 4 :
J’ai cru que j’allais mourir de froid, la nuit où j’ai juré de revenir vous voir. Depuis, je fais comme tout le monde : je porte une toque de fourrure ridicule et une doudoune verte en gore-tex. La frilosité est un remède au dandysme.
Depuis 12 ans que je vis en région parisienne, je n’ai pas encore abdiqué à la coquetterie urbaine. Si l’habit fait le moine, alors j’ai l’air d’un type banal qui veut avoir chaud, et pas mal aux orteils le soir venu. Comme disent les américains, so sue me.
Monté dans le TGV qui restera à moitié vide, attendu son démarrage pénible qui en fait un de ces jolis et inutiles paradoxes modernes (grande vitesse certes, mais il faut d’abord être très en avance et s’emmerder vingt minutes avant le départ), laissé le démarrage se faire tranquillement, puis allé chercher le café du matin, non sans avoir d’abord pris une rituelle photo de ce que j’ai posé sur le siège d’à-côté.
J’ai faim mais je résiste aux sirènes des croissants et autres trucs à manger, déprimantes rations censément excellentes, mais seulement pleines de gras et de sucre et hors de prix. C’est ma forme à moi de résistance à l’économie de marché (regarde-moi bien, publicitaire : je ne suis pas encore complètement ton jouet).
Je vois sur le comptoir une bouteille de bière de marque indistincte, des petites bouteilles de vin elles aussi anonymes malgré leurs étiquettes ; produits sans âme faits uniquement pour le train, dont on sent bien qu’il ne faut pas leur chercher d’autre qualité que de vous faire regretter ceux qui ne se trouvent pas ici.
Je commence à me fatiguer de cette vie-là, et tant pis si tu trouves que je crache dans la soupe, ami lecteur. Je viens d’un milieu où l’on mesure ta réussite à ton statut de presque jet-setteur : avions, TGV, il y a six mois à Bratislava ou à Varsovie, tout-à-l’heure à Grenoble, dans un mois à Madrid... tu parles anglais couramment ? « Chez nous », on ne comprend presque plus les métiers que font les enfants qui ont quitté le bercail pour monter à Paris, mais on peut toujours se raccrocher aux signes perceptibles de leur réussite : ils voyagent, donc ils doivent être importants.
Je me lève trop souvent à cinq heures du matin pour partir en catimini et ne pas voir mes enfants deux jours de suite [3], avec l’impression de ne pas faire avancer les choses autant que l’on voudrait, mais est-ce jamais vraiment le cas.
(Tiens, le soleil commence à se lever dans le TGV. Une belle couleur jaune-orange-rouge qui vient trancher avec les gris et les verts du train [4]. Les champs sont glacés, on dirait le décor presque trop parfait d’un film français. Une femme, un petit Robert & Collins posé à côté d’elle, lit des lexiques d’anglais sur son ordinateur portable puis fait des tests de langue (« Proofing checklist : content, clarity, punctuation, spelling », « Ways to improve your english ») ; un homme lit Trouver la force en soi d’exister, un crayon à la main, scolaire et mettant finalement à mal l’émancipation que doit prôner son livre ; la plupart des voyageurs somnole, tous ont l’air indifférent, blasé ; l’un d’entre eux, en vieux briscard, a sur les yeux ces bandeaux que je trouve toujours rigolos, ceux qu’ont les costards qui dorment dans les avions.)
J’ai la chance de pouvoir décider du travail que je fais, j’en suis pleinement conscient. Combien de gens dans le monde peuvent invoquer l’ennui ou l’excitation comme critère de choix ? La fille qui vient de me servir le café, par exemple, n’a sans doute pas ce luxe (« Deux euros cinquante » « Mais je vois 2,10€ ici ? » « Ah oui mais vous avez pris un arabica ; 2,10€ c’est le robusta »).
Notre société croit pouvoir se passer de volonté mais, au bout du compte, c’est un problème assez grave que d’ignorer ce que l’on veut. Pour vivre, il faut un but précis ; or notre objectif est de plus en plus flou. Sans rêve, on devient un animal morne, un promeneur égaré. On est vide, ou perdu.
Le sens de la formule de Frédéric Beigbeder fait mouche. Fait écho aussi.
Autant te le dire, ami lecteur : ça couvait depuis quelque temps, les copains te le diront. Je vais rentrer de croisade à la maison, en ayant je l’espère contribué à faire un peu avancer la cause du Web pour tous, que ce soit pour l’accessibilité, l’interopérabilité, les formats ouverts. Certains combats menés discrètement (politique de couloirs, difficile à expliquer pour qui ne connaît pas ça), d’autres tonitruants (et là les preuves de l’énergie que j’y ai mise abondent, il suffit de farfouiller un peu dans un moteur de recherche). Mais là, voilà, on y est : je vais me taire, laisser la place à ceux qui ne sont pas encore usés, recharger mes batteries ailleurs, dans la bande dessinée par exemple, que je n’avais gardée dans mon esprit que de loin depuis une décennie parce que je ne sais pas aimer à moitié et que le web m’avait accaparé.
Je rends les gants pour un moment, vous me raconterez quand je reviendrai.
Mise à jour du 20 janvier : Il paraît que j’ai inquiété des gens, donc me voilà obligé de préciser vite fait deux ou trois choses.
- Je ne quitte pas le web, comme le dit Julien en commentaire, j’aime trop ça.
- Par contre je me « mets en retraite » du web communautaire, j’arrête donc de contribuer à tous les projets et les listes auxquelles je suis abonné, en tout cas sur mes temps de loisir.
- J’arrête aussi presque complètement l’évangélisation technique et la « politique », je vais retourner vers un travail plus technique (j’étais devenu trop « senior » à mon goût).