Ça faisait plus de vingt ans. Vingt-quatre, même, si j’ai bien compté.
Vingt-quatre ans que je n’étais pas venu à Grenoble, avant d’avoir mon bac et puis de ne plus aller passer les vacances de février avec mes parents.
J’arrive à la Gare, que je ne connais dans mon souvenir que comme « la nouvelle gare et le tramway », des travaux qu’à l’époque on trouvait pharaoniques, qui ont rasé tout un quartier dans lequel si je me rappelle bien on allait à chacun de nos passages à Grenoble, pour rendre visite « à son atelier » à mon oncle qui était carrossier là.
Je n’ai presque plus de souvenirs visuels de cette époque, bizarrement (sauf de la vue depuis une baie vitrée de la Cité Olympique, de nuit, quand je peinais à trouver le sommeil et que je voyais des fourmis conduire des voitures).
Tout a changé dans ce centre-ville, on dirait une ville du Sud, un Nîmes, un Avignon. Ça s’est piétonnisé, le tramway a changé la physionomie du centre. En mieux. J’avais le souvenir d’un truc gris, sombre, sale, post-industriel pas encore décapé ; maintenant c’est beige et pavé, seuls les toits plus pentus montrent qu’on n’est pas vraiment dans le midi.
Mon taxi, silencieux, passe sous le téléphérique, celui qui emmène (s’il marche encore ?) à la citadelle en surplomb de la ville, citadelle dont j’ai oublié et le nom et la fonction. C’est bien ce téléphérique qu’on appelait « les œufs », non ?
La mémoire fait défaut, remplacée par d’autres choses plus récentes et censément plus passionnantes. Tout ce qu’on prend pour acquis disparaît à nos yeux, se fond dans le gris, et le voilà perdu à jamais.
J’envoie un SMS à mon père, pris d’une sourde nostalgie d’une enfance qui n’est pas la mienne. Je vois tous ces endroits, l’attachement qu’il tentait de nous faire comprendre, impossible tâche avec des enfants comme je l’apprends maintenant avec les miens.
Je pense au début d’un poème qu’il a écrit, à quel âge déjà ? Dix ans ?
Grenoble, ville de mon enfance,
Si je te quitte c’est avec souffrance...
La fatigue aidant peut-être, une boule me serre (en ce moment je suis sentimental, tu ne trouves pas, ami lecteur ?), comme quand un type à la télé vient enquêter sur l’histoire de sa famille dans un endroit silencieux, désolé, mangé par les ronces, mais dont on devine qu’il a dû être plus vivant à une autre époque...
Nous longeons une route à La Tronche, un panneau indique « Hôpital Nord » – c’est celui-là, où il est né ? De ces détails plus ou moins sans importance qui occupent l’esprit, un peu comme de savoir si Unetelle était la nièce ou la fille de telle grand-tante.
Le soir venu, autour d’une Chartreuse offerte par le gardien de nuit de l’hôtel, passer un bon moment et rigoler avec deux bons copains, puis finir par échanger des souvenirs qui sont presque les miens, par procuration, avec un monsieur qui doit avoir l’âge de mon père.
C’est bon, la Chartreuse, finalement. C’est très bon.