C’est un genre de petite fille de vingt ans. Elle porte un chignon ; pour avoir l’air sérieuse elle l’a bien tendu en arrière, mais elle a encore des pommettes rebondies. Son visage ne s’est pas encore creusé, pas encore durci avec les années. On a l’impression qu’elle ne grossira jamais. Elle a une petite moue, entre boudeuse et dédaigneuse, qui ressemble sans doute à celle qu’elle faisait au lycée pour dire aux garçons qu’ils ne l’intéressent pas, alors que secrètement comme tout le monde elle devait bien guigner l’un d’eux.
Un monsieur de soixante-dix ans, la tête sous un parapluie, un bob enfoncé sur sa tête, vêtu d’une gabardine kaki sombre. Sa bouche descend, lui aussi a une moue : elle n’est pas triste ni méprisante, c’est celle de quelqu’un qui aurait connu de la vie suffisamment de choses pour avoir les pieds solidement ancrés sur terre sans plus avoir besoin de les décoller : enracinés. Il a la sérénité d’un bouledogue du coin de la rue.
Un jeune homme avec la mèche flottante (on dirait celle d’Étienne Daho dans les années 80). Il porte un manteau étriqué de laine noire, au col relevé, qui paraît tellement neuf qu’on le croirait acheté hier. Il a sur les oreilles un gros casque audio, sans doute le dernier à la mode. Il va bouffer le monde de son pas vif.
Un homme porte un manteau jaune fluorescent avec des bandes réfléchissantes. Le manteau est imperméable et il a la capuche sur la tête (il pleut). Il a beau être à l’abri, il n’a même pas pensé à retirer la capuche Il tient à la main un grand râteau pour ramasser les feuilles, je n’en ai jamais vu d’aussi grand.On voit qu’il attend, il a les yeux fixés sur un seul endroit, loin, au bout de la rue
Il ne bouge pas, on dirait une statue. Une statue vivante.
Un autre, vu de dos, a le cheveu court, presque rasé. Il veut nous dire son efficacité impeccable, la netteté de ses actions. Il porte une chemise blanche qu’il n’a pas rentrée dans son pantalon, un blouson de cuir de motard sans rembourrage —le modèle de ceux qui ne font pas de moto. Il rentre la tête dans l’illusion d’arrêter les gouttes, il marche avec les pieds légèrement écartés, comme un cow-boy sans son cheval. Il nous dit, autant qu’il peut, « regardez-moi, je suis jeune, malgré mes trente-cinq ans. »
Une dame avance avec une poussette. Personne ne craint de se faire mouiller puisque la poussette a une capote transparente et la dame un bonnet épais et un gros manteau. Ce lourd manteau lui comprime un peu les fesses et leur imprime une mécanique de rotation permanente. Sans qu’on sache pourquoi, tous les dix pas elle tente un petit pas chassé inutile qui la fait accélérer imperceptiblement avant de retrouver son rythme pour les dix pas suivants.
Je lis Philippe Labro (Un début à Paris) à petites doses rythmées par les transports, Karl Dubost par grandes goulées de dix articles à la maison. À des degrés et pour des raisons diverses, ces deux-là (et quelques autres) me donnent envie d’écrire. C’est comme ça.