Quand j’étais étudiant, j’ai quelquefois fait la route qui m’emmenait à Tours avec un monsieur un peu triste qui « travaillait dans la banque. » Déjà exalté à l’époque [1], je faisais part de mon admiration devant la nature éternellement changeante, des palettes de l’automne à la splendeur du printemps.
Il avait la paupière tombante (on pensait au basset artésien), la barbe grise et trop épaisse, le ton de voix ronronnant : c’est triste à dire, mais on l’oubliait dès qu’on ne l’avait plus sous les yeux. Il me laissait finir ma tirade, empressé de rien, puis concluait en disant : « Bof, moi, tu sais, ça fait dix ans que je fais le chemin, c’est toujours la même chose. »
La semaine dernière nous étions en voiture, retour de chez mes parents. La fin de la saison de la chasse dérangeait encore les gibiers, j’étais donc très vigilant, aux aguets, prêt à voir débouler sur la route un sanglier ou une autre grosse bête [2].
Sur le talus de l’autre côté de la route, dans une forêt un peu épaisse, une forme ramassée s’agitait. J’écarquille les yeux, je vois des ailes s’ouvrir : c’est un faucon posé pour la curée qui se débat avec sa proie [3] ; il déploie ses ailes marron, il s’agite. Une seconde et puis trop tard, le temps de m’écrier et les enfants l’ont raté.
Quelques kilomètres plus loin au détour d’un virage, c’est un étang sur la droite qui ouvre une clairière : sur les berges les fourrés s’agitent, et sort un gros ragondin.
Alors j’ai repensé à ce monsieur, qui ne doit plus faire la route aujourd’hui mais goûter une retraite sans voiture (c’est tout le mal que je lui souhaite). Toujours la même chose, cette route ? L’émerveillement, au moins, est immuable.