On est d’abord un peu interdit devant le travail plastique du dessin – plastique presque au sens propre, tout est très léché, façon synthétique. Mais c’est assez malin, ça réduit la distance entre les humains et les robots, entre la mémoire humaine et la mémoire synthétique.
C’est un monde du futur, dans une ou deux générations de ça, où l’on préfère confier la gestation de son enfant à un robot à tout faire pour éviter de déformer son corps, où la mémoire informatique sature, où il faut chaque jour décider de ce qu’on supprime sur la base de statistiques de consultation. L’auteur évoque sans le dire la course effrénée actuelle, où l’humanité produit plus de données en un ou deux ans que tout ce qu’elle a produit dans toute son existence auparavant.
Supprimer 2001, l’odyssée de l’espace, le film de Kubrick pilier de la science-fiction moderne, qui questionnait justement le rapport d’indépendance/interdépendance entre l’homme et la machine ? Oui, si ça n’est consulté que si peu de fois. C’est qu’il faut libérer des gigas pour ce soir !
Un archiviste décide en tout illégalité de préserver dans un robot de gestation la mémoire d’œuvres vouées à la destruction, dont on devine que c’est un don à sa fille pas encore née. Mais peut-il passer à travers les mailles ?
L’auteur convoque pêle-mêle nombre d’œuvres (dont, sans le citer, Fahrenheit 451 – où l’on brûlait les livres comme ici on détruit les gigas de données), 2001 on l’a dit, autant que Jean-Jacques Goldman ou La petite sirène, et puis surtout W.H. Auden, auteur de Funeral Blues, ce fameux poème mortuaire qui fait pleurer dans Quatre mariages et un enterrement (enfin moi il me fait pleurer). C’est un immense recyclage qui se joue dans cet album, parfois un peu pesant et sentencieux cependant, mais tout de même sensible. Et puis justement, le recyclage et la citation ne sont possibles qu’avec la mémoire : la boucle est bouclée.
(L’auteur a l’élégance de mettre une postface, « Mémoire recyclée », dans laquelle il inventorie les œuvres auxquelles il fait référence.)