Voilà un peu plus de cinq ans que je suis en région parisienne, et après des débuts plus que confortables (aller au travail à pied, c’est un luxe ici), je me suis habitué, de startup en grosse compagnie, à vivre une partie de ma journée dans les transports en commun, comme une bonne partie des gens dans cette situation. Je ne sais pas s’il y a un mot pour décrire les gens qui prennent les transports tous les jours. Les anglophones disent « commuter ».
Savez-vous ce qui me plaît dans tout ça ? C’est que non seulement j’ai l’impression de faire un acte écologique, puisque je contribue à la réduction de la consommation des énergies fossiles et des émissions de gaz à effet de serre, mais en plus, ça me repose. Je peux lire (je n’ai jamais autant lu que depuis que le prends le RER tous les matins), marcher dans l’air frais (très frais, même, ces jours-ci), somnoler. L’autre jour j’ai même dormi tellement profondément qu’une gentille voyageuse m’a réveillé, arrivé au terminus. « Vous allez repartir dans l’autre sens, Monsieur. » Je l’ai chaudement remerciée, même si d’habitude je n’aime pas être réveillé en sursaut !
Cependant tout n’est pas rose. Oh, on est bien loin de l’imagerie populaire véhiculée par la télévision et les médias, le RER taggé, les jeunes violeurs de la ZUP (les procès perdus avant même d’être jugés), que sais-je encore...
En revanche, ce que je déteste véritablement, c’est le comportement des voyageurs, coutumiers de l’endroit, pressés, trop pressés. Des « gens normaux », quotidiennement désagréables.
Tous les jours je dois forcer mon passage pour descendre du train, la descente étant encombrée de ceux qui veulent monter et qui ne comprennent toujours pas que s’ils ne me laissent pas passer, ils ne pourront pas prendre ma place : c’est pourtant assez évident, non ?
Tous les jours je dois souffrir les queues de poissons d’imbéciles aux chaussures cirées me forçant à piler pour éviter de leur tomber dessus en trébuchant.
Tous les jours je les regarde, au pas de charge, essayant de grapiller quelques centièmes de secondes en optimisant leur trajectoire comme s’ils couraient le Paris-Dakar avec un copilote.
Tous les jours il y a un abruti pour me mettre une porte dans la figure (vous savez, ces espèces de portiques très lourds qu’on trouve dans les gares, pour éviter qu’un vilain resquilleur ne passe par-là sans avoir acquitté son billet), soit parce qu’il est trop pressé pour se retourner (archétype de l’abruti encravaté), soit que quelqu’un vient de lui tendre la porte et qu’il a une flemme incommensurable à l’idée de sortir ses mains de ses poches (archétype, cette fois, du jeune con).
Tous les jours, sans me démonter, je tiens cette même porte ouverte pour la personne suivante, qui à son tour ne lève même pas les yeux vers moi, ne remercie pas. C’est un dû.
Tous les jours un clampin me pousse dans un escalier, dans le mépris le plus élémentaire de la sécurité (à défaut d’un peu d’humanité ou de civilité, toutes ces choses que je trouve pourtant si naturelles).
Tous les jours je les maudis sous cape, avec parfois quelques éclats, un "merci" sur le ton d’un "je t’emmerde" quand je me prends une énième porte dans la figure...
Ils croient quoi, tous ces gens, dans leur égocentrisme myope ? Que le monde va tourner moins bien s’ils perdent quelques secondes à être humains ?
Le but de l’homme moderne sur cette terre est à l’évidence de s’agiter sans réfléchir dans tous les sens, afin de pouvoir dire fièrement, à l’heure de sa mort : « Je n’ai pas perdu mon temps ». (Pierre Desproges, La minute nécessaire de Monsieur Cyclopède)