J’ai aimé voir des chevreuils au bout du chemin, chez mes parents.
J’ai aimé les premières fois, autant que les suivantes qui, bien que moins inédites, sont souvent plus pleines et riches.
J’ai aimé faire des barbecues sur une terrasse à Onzain face au Château de Chaumont sur Loire, de l’autre côté du fleuve.
J’ai aimé rencontrer des auteurs de bande dessinée, et l’impression de frôler la création du bout de la page en parlant avec eux.
J’ai aimé que des gens aient pu me trouver intéressant et que des filles aient eu envie de m’embrasser — ça m’a bien épaté, ça.
J’ai aimé dire avec gourmandise « nonobstant », « briguer », « convoiter », « affidavit », « redingote », « poindre » et « sourdre », “skirmish” et “petticoat”.
J’ai aimé que mes parents ne me jugent pas et me laissent faire (enfin ils m’ont évidemment jugé de temps en temps mais ont eu l’élégance de me laisser faire).
J’ai aimé entrer à marche réduite dans le parc de Chambord et devoir m’arrêter pour laisser passer une horde de sangliers, des adultes qui suspendent leur pas tandis que les petits traversent la queue en l’air.
J’ai aimé lancer Paris Web en l’air et voir comment ça retombe (bien).
J’ai aimé peindre des aquarelles à la nuit tombante dans un salon de thé à Amboise avec les copains.
J’ai aimé boire du champagne en mangeant des sushis à deux, et je le referai, pas forcément à deux mais je le referai.
J’ai aimé apprendre (et faire) une recette de curry végétarien.
J’ai aimé être en comité réduit dans un musée, dans une aile fermée à cause des intempéries, pour voir un tableau que personne ne pouvait voir.
J’ai aimé m’asseoir sur la Grande Muraille de Chine à un endroit où ne vont pas habituellement les Européens parce que « c’est trop à pic pour eux », et y écouter les voix chinoises rendues distantes par le vent.
J’ai aimé, une fois, me sentir comme un VIP parce que je donnais une conférence le mardi à Québec et le vendredi à Paris.
J’ai aimé regarder une tortue venir brouter à côté de mes pieds à Two Steps (Hawaii), là où j’ai aimé, aussi, descendre ces fameuses deux marches et que la troisième soit dix mètres plus bas.
(Oui oui je sais, l’écologie. Je ne prends plus l’avion désormais.)
J’ai aimé rencontrer encore et toujours, toute ma vie, des gens plus intelligents que moi qui m’ont tiré vers le haut.
J’ai aimé pédaler sur mon vélo comme un dératé, comme quand on était enfant et qu’on s’en moquait d’être fatigué parce qu’on ne savait pas vraiment que ça existait, la fatigue.
J’ai aimé sourire aux inconnu⋅e⋅s que je croise sur les chemins, et dire bonjour à tout le monde.
J’ai aimé rencontrer les gens qui ne se prennent pas la tête, ceux qui ont la culture et l’envie de la partager.
J’ai aimé un baptême de plongée à Antibes, cette sérénité magique qu’on a quand on croit voler sans vertige.
J’ai aimé passer des heures avec les copains au lycée à essayer de trouver la formule unifiée qui permettrait de calculer toutes les dérivées. (On ne l’a pas trouvée.)
J’ai aimé faire le Caruso de Prisunic dans une douche à deux, en pensant qu’on était seuls dans la maison et en réalisant que ce n’était pas le cas.
J’ai aimé découvrir à trente ans, dans une maison de campagne, sur une chaîne au son parfait (pour mes oreilles imparfaites), la grâce joyeuse de Fats Waller.
J’ai (trop) aimé cette figure de rhétorique dont j’ai oublié le nom où l’on répète le même début de phrase.
J’ai aimé regarder mes enfants grandir, je n’ai rien détesté. J’aime même maintenant qu’ils ne soient pas d’accord avec moi, qu’ils me contredisent, qu’ils m’en apprennent ; j’aime cette richesse miraculeuse qu’ils écrivent avec leur vie.
J’ai aimé faire un apéro sur la plage, cette année entre deux confinements, tout seul avec eux. Et nous étions les rois du monde.
Peut-être que si je m’applique, je pourrais passer le reste de ma vie à dire tout ce que j’ai aimé, allez savoir. J’ai cinquante ans aujourd’hui, et j’espère bien aimer encore autant que je pourrai.