Ce doit être la midlife-crisis, me dis-je, et, mon problème ayant un nom, je me sentis mieux l’espace d’un instant. Puis cet instant passa, et je me vis : la quarantaine passée, employé d’édition, succès moyen et salaire moyen, voiture banale, appartement correct, pas de famille, pas de compagne attitrée, aucun changement en vue ni en pire ni en mieux. Comme je commençai à m’apitoyer sur moi-même, je songeai à Achille mort, qui, dans les enfers, dit à Ulysse qu’il préférait vivre en étant journalier plutôt que d’être prince au royaume des morts.
Je dis de temps à temps à qui veut bien m’entendre que « je me suis fait à ma médiocrité, » coquetterie de circonstance à laquelle les gens pensent que j’attends qu’ils répondent « mais non, mais non, » après quoi je précise que je veux simplement dire que je me suis fait à la banalité de mon existence, moi qui comme (presque) tout le monde ai pu croire un instant que j’allais être une personne importante [1]. En réalité je me trompe de mot à chaque fois, je dis « médiocrité » pour « normalité, » lapsus révélateur, je me suis fait à ma normalité, et c’est tant mieux : être un héros ou un grand artiste, c’est trop de travail, et trop ingrat.
Je suis très heureux d’avoir femme et enfants, et puis je fais ce que je peux à mon échelle (jamais assez, mais on fait avec).
Mais on vieillit, alors on se repose des questions.
L’autre jour, dans le loisir d’une soirée solitaire, j’ai cherché sur le web des noms de gens que je connais depuis l’école primaire, des amis de la fac (qu’en reste-t-il ?), de mes précédentes amours.
J’ai découvert deux ou trois choses.
D’abord, l’existence des gens n’est pas du tout aussi exposée sur le web que nous le croyons, vu depuis le prisme déformant de nos vies de geeks hyperconnectés. Au moins la moitié de mes recherches ne donne rien du tout, ni le nom dans les recherches textuelles, ni la moindre photo (bon sang, ils n’ont même pas de compte Facebook — tant mieux pour eux !).
Ensuite, ceux que je retrouve sont des vieux. Des vieux. Des gens avec des pattes d’oies, avec des cheveux gris. Je ne me fais pas d’illusion, je me regarde dans la glace : quand on s’y voit tous les jours on a du mal à s’entendre vieillir, mais c’est un fait. On a un bien plus grand choc quand on retrouve des gens pas vus depuis vingt ans.
J’ai aussi découvert que je n’avais rien à leur dire. J’aimerais au moins savoir comment ils vont, mais il faudrait réactiver un compte sur copains d’avant, ou ouvrir un compte Facebook, ou simplement envoyer un mail. Je l’ai déjà fait une fois ou deux, on se sent un peu con, puis on écrit, puis on a une réponse, puis on se reperd de vue. À quoi bon, hein ?
Je n’ai retrouvé aucune ancienne amoureuse. Tant pis pour ma curiosité.
Et puis j’ai revu des copains déjà morts. Solitude immense, pensée à leur famille.
Alors j’ai pensé à la mienne, de famille, qui est en vacances pendant que je travaille. Éric disait sur Twitter il y a quelques jours qu’on choisit sa vie, qu’il ne tient qu’à moi de ceci-cela. Ce n’est pas faux, mais on ne fait pas que suivre ses caprices, sans quoi on n’aurait pas forcément de quoi se loger ni se nourrir ni céder aux sirènes du consumérisme culturel.
Où je veux en venir, au fait ? Je ne sais plus, je me suis perdu, je n’ai plus mon cerveau d’antan, je radote et je perds le fil.
Ah oui : l’âge.