Ce matin je suis allé à l’hôpital, au service Oto-rhino-laryngologie, voir un oto-spécialiste [1]. La dernière visite médicale du travail ayant relevé que mon acuité auditive a baissé dans les fréquences moyennes (c’est bête : c’est là que sont les voix humaines), il fallait confirmer par un diagnostic sérieux, m’avait-on dit.
J’avais bien remarqué que les ambiances bruyantes m’étaient pénibles, et les réunions téléphoniques difficiles (ça tombe bien, c’est ce que je fais souvent plusieurs heures par jour).
Et quand, le soir venu, à la veillée, dans notre manoir loin de l’agitation vaine et de la promiscuité urbaine, nous regardions la télévision, avec Pamela, ma concubine favorite, blottie nue contre mon torse d’athlète au coin du feu tandis que nos cinq lévriers s’allongeaient avec langueur sur notre moquette d’alpaga, souvent ma douce à mon oreille susurrait à 130 décibels : « La vache, comment t’as mis la télé trop fort, sa mère ! ».
Il était donc temps d’agir. Après tout, quand il entendait Wagner, Woody Allen lui-même n’avait-il pas dans sa jeunesse des velléités d’envahir l’Autriche ? Et Beethoven, qui toute sa vie a cru qu’il était peintre ? Que n’a-t-il consulté plus tôt un oto-rhino-laryngologiste !
Aujourd’hui j’ai appris :
- qu’on s’endort n’importe où, jusques et y compris dans une salle d’attente où des gens vont et viennent bruyamment,
- que j’ai « une courbe en U »,
- que c’est sans doute génétique (« c’est typique de ce genre de courbe »),
- qu’il faut s’appareiller sans attendre d’être vieux, sans quoi la plasticité du cerveau baissera et l’aide auditive sera moins efficace (appareillez des gens de 80 ans et ils finiront par ne pas les utiliser, ne percevant pas de différence).
Un extrait choisi :
« Est-ce que vous avez des problèmes à (là il dit un truc que je ne comprends pas) ?
— Pardon ?
— Je disais : “Est-ce que vous avez des problèmes à suivre une conversation ?” »
Curieusement, le médecin et moi, nous avons bien ri.
Un peu plus tard :
« Je vous fais une ordonnance pour vous faire appareiller, si vous vous sentez prêt.
— Merci, mais au final j’ai quoi ?
— Une hypoacousiebilatéraledeperception.
— Une ?
— Une hypoacousie bilatérale de perception : ça veut dire que vous entendez moins bien, des deux côtés, symétriquement, et que ce n’est pas mécanique donc pas opérable. Vos tympans marchent, mais certaines petites cellules de votre oreille interne ont du mal à distinguer les sons de la conversation.
— Une « hypoacousie bilatérale de perception » ? Mais ce mot est magnifique !
— J’aime bien appeler les choses par leur nom : j’ai horreur de l’à-peu-près. »
Je vous passe les détails, on a continué en discutant du mérite d’une langue précise et d’un vocabulaire varié dans la formation d’un esprit critique sain et riche ; il m’a ensuite confié que lui-même était appareillé. Le monde est petit et plein de gens aimables et qui savent tenir une discussion, mais je le savais déjà.
Au final, c’est vous le patient qui décidez : si vous éprouvez une gêne dans le bruit [2] ou lors de discussions au téléphone [3], alors il est temps de vous appareiller, pas la peine d’attendre trop longtemps.
On a aussi eu une discussion assez intéressante avec le médecin qui a fait l’audiogramme sur le fait que le premier seuil à franchir est celui de la barrière psychologique. De mon côté j’ai répondu que, travaillant depuis des années dans un domaine qui gravite autour du handicap, ce ne serait pas trop difficile, d’autant que ne disposant que d’un œil valide je vois bien ce qu’il veut dire [4].
En réalité, ce qui gêne souvent les gens dans les prothèses et toutes les aides pour compenser les handicaps, c’est le fait que ces objets matérialisent le handicap : ils l’incarnent, d’une certaine manière. J’ai un copain aveugle qui, quand il était jeune, refusait de prendre sa canne blanche : à traits grossiers, tant qu’il n’avait pas de canne, il ne se sentait pas complètement aveugle [5].
Je n’ai pas réellement ce souci-là : je sais que j’entends de moins en moins bien, et on me propose de m’aider. Je serais bien bête de refuser son ordonnance.
Je pensais devenir aveugle avant de devenir sourd, pour être sincère ; cette baisse d’acuité est donc assez étonnante, elle n’est pas dans l’ordre que j’attendais (d’abord voir de moins en moins, comme tout le monde, puis entendre de moins en moins, comme tout le monde).
Mais on va faire avec.