En réaction à l’article We’re Just Temporarily Abled : Designing for the Future, Marie réagit et se questionne :
Perso je trouve cet article problématique. Penser à *soi* pour faire du design accessible, vraiment ? C’est super égoïste comme argument 😕
Pour vous résumer la discussion sans faire une tonne de liens :
— Stéphane : Je n’ai aucun souci avec cet argument. C’est un parmi d’autres qui permet aux gens de s’identifier. L’empathie est souvent difficile.
— Marie : Mais quand on fait du design, on ne le fait pas pour soi a priori. Cette pseudo sensibilisation via l’égocentrisme, ça me semble dangereux : convaincre des valides de concevoir des trucs en s’imaginant handicapés, c’est risquer de faire un truc inaccessible, à côté de la plaque.
Comme je disais : ok pour sensibiliser et tenter de développer l’empathie, mais dire aux designers « faites du design pour VOUS » c’est naze. Non ce n’est pas forcément agréable de parler de handicap, c’est un sujet qui met mal à l’aise, mais pour moi l’occulter est une erreur. Je vois pas comment on pourrait produire du design accessible sans savoir pour qui on le fait réellement… C’est contre-productif.
S’ensuit une discussion où plusieurs personnes abondent, soit dans le sens de « on ne peut pas tout savoir et on va se tromper », soit dans le sens de « cet article est pédagogique ». Comme je le disais, je résume, on n’a pas toute la journée devant nous.
Pour reprendre l’article d’origine :
I’ve been chatting with friends in the industry about designing with accessibility in mind quite a bit lately, and I keep hearing the same story over and over again. They are having a very difficult time getting stakeholders onboard. Stakeholders seem to often treat accessibility like it’s a dirty word.
Some common responses seem to be :
“We don’t have time for that.”
“We don’t have a budget for that.”
“Most of our customers don’t need it, why bother ?”
If you run into a wall when trying to pitch accessibility testing and optimization to stakeholders, try putting the temporarily abled spin on it.
It shouldn’t be necessary, since making websites and products accessible is exceptionally important, but sometimes forcing someone to envision the work helping them personally can really go a long way. It helps shift the thinking from making design changes for “those people” to making design changes for “us”. It’s unfortunate, because making that designation shouldn’t even be part of the decision making process—it’s just the right thing to do, but when you’re up against a wall of resistance that change in mindset can make a huge impact.
En résumé pour les gens qui ne lisent pas l’anglais : quand un décideur vous objecte qu’on n’a pas le temps ou le budget, que ce n’est pas le public cible, vous pouvez finir par proposer à vos interlocuteurs de se mettre à la place d’une personne handicapée, puisque d’une certaine manière nous sommes tous en sursis. Que se passera-t-il le jour où vous aurez les yeux pleins de larmes ? Quand vous aurez bu ? Quand vous serez vieux ?
Je suis d’accord avec Marie sur l’argument de l’alcool. Ne buvez pas avant de conduire, ne buvez pas avant de surfer. Pour ma part je n’utilise jamais cet argument.
Mais quant au reste de l’article, il est plutôt sensé et parle d’expérience. L’humain est ainsi fait qu’il ne décide pas toujours en fonction de ce qui devrait être le mieux pour son prochain, pour des questions de délais, de coûts, de budgets, de problèmes d’identification de sa cible, j’en passe et des meilleures. Oui, tous ces arguments sont réfutables, mais il n’est pire sourd que celui qui ne veut point entendre [1].
Mon boulot d’évangélisation passe souvent par cette phase où l’on doit trouver encore et encore des arguments quand les arguments humanistes ne suffisent plus. C’est comme ça, l’humain manque d’empathie, sauf à l’heure de l’apéro, et encore.
Alors oui, au départ, je disais aux gens qu’il faut le faire, parce que c’est la mission du Web (c’est même dit par Steve Krug dans Don’t make me think : il faut le faire parce que c’est la bonne chose à faire).
Ensuite je parlais souvent de la triste vie de personne handicapée : je disais combien coûte l’aménagement d’une voiture, combien coûte une plage Braille, un lecteur d’écran, et je finissais par dire qu’au minimum nous concepteurs de sites pouvions faire un effort. Mais c’est du misérabilisme et ça ne rend visible qu’un tout petit nombre de gens (les « handicaps visibles ») comme pouvant bénéficier de l’accessibilité d’un site web.
Il me faut donc souvent ajouter plein d’arguments, selon les cibles :
- Argument pour chef de produit, marketeur : on estime qu’une personne sur sept est handicapée dans le monde (j’ai perdu ma source, je la retrouverai et je l’ajouterai). Soit 15 % de votre clientèle. Êtes-vous prêt à vous priver de 15 % de vos clients, qui vont aller à la concurrence si elle fait le nécessaire et pas vous ?
- Argument développeur : je vais vous apprendre un nouveau truc et je sais que vous adorez surfer au clavier.
- Argument accident-de-la-vie pour tous les publics : je fais un vote à main levée dans la salle. Qui s’est déjà cassé quelque chose ? Qui porte des lunettes ? Qui a du mal à consulter un site web sur son mobile dans la rue ? Qui peine à lire sur son écran à la fin de la journée ? (Le bonus de ce sondage c’est qu’à la fin tout le monde a la main levée, il suffit donc de dire que vous concevez donc un site pour tout le monde).
- Argument vieil âge : nous sommes dans un pays qui se séniorise, c’est cool, ça veut dire qu’on se soigne et qu’on n’est pas dans un pays en guerre. Or cette masse de gens de plus en plus vieux est aussi de plus en plus handicapée : elle entend moins bien, elle voit moins bien, ses facultés cognitives vont diminuant, elle est moins à l’aise avec les technologies.
Bref, si vous regardez bien, mes deux derniers arguments ont le même défaut que ceux de l’article pointé par Marie. Je fais feu de tout bois, et si ça passe par demander aux gens, non plus de penser à « ces pauvres gens » qu’ils ne sont pas, mais de penser à eux-mêmes s’ils étaient / quand ils seront en situation de handicap, alors soit.
L’article ne dit pas autre chose que ça, et il ne dit surtout pas qu’on doit être capable de concevoir un site pour tous les publics. Je suis dans l’accessibilité depuis 2004 et je n’en ai pas encore la prétention. Non, l’article dit juste qu’à défaut d’empathie, une des meilleures façons d’emporter l’adhésion des gens qui décident est encore de leur mettre sous le nez le fait qu’ils pourront un jour en bénéficier.
Comme le dit Léonie Watson :
Professionally, it’s my career. Spiritually – if I can call it that without sounding too ridiculous – it’s about quality. In this day and age we’re talking about a huge audience of web and technology consumers and in some respects everyone is a niche.
En français : de nos jours, nous parlons d’un public très large de consommateurs de web et de technologies, et d’une certaine manière chaque personne est une niche à elle toute seule (c’est moi qui souligne).
Pour citer encore une fois l’article dont nous parlions :
It’s unfortunate, because making that designation shouldn’t even be part of the decision making process—it’s just the right thing to do, but when you’re up against a wall of resistance that change in mindset can make a huge impact.
En français : c’est malheureux, parce que le processus de décision ne devrait même pas passer par ces arguments. Faire accessible est la bonne chose à faire, mais quand on est face à un mur de résistance, changer le point de vue peut avoir un gros impact.
J’abonde dans ce sens. Il s’agit de trouver des arguments pour emporter l’adhésion des gens. Il n’est dit nulle part que changer le point de vue des gens en leur faisant d’abord penser à eux les transforme en experts en accessibilité, pas plus qu’en talentueux ergonomes spécialisés dans les handicaps cognitifs ni qu’en développeurs qui savent d’un claquement de doigt rendre une interface indépendante des périphériques d’entrée.
L’article n’occulte pas le handicap : il dit juste ajouter un argument dans le cas où les arguments de base, qui sembleraient pourtant suffisants au départ, ne fonctionnent pas [2]. En effet nous avons souvent du mal à faire prendre en compte le sujet, et malgré l’idée qu’on ne doit pas faire de chantage affectif à nos interlocuteurs, les faire se retourner sur eux-mêmes est un moyen comme un autre, souvent assez efficace, de leur permettre de comprendre le problème et de se l’approprier en l’abordant sous un autre angle : le leur.