J’ai acheté le premier numéro de Vieux, le trimestriel auquel s’est associé Antoine de Caunes comme « conseiller éditorial » [1], et il y a des choses qui font réfléchir.
Daniel Auteuil, par exemple :
J’ai eu un accident très grave à 18 ans, j’ai failli crever. C’est de là que vient mon sens de l’urgence.
J’en connais des comme ça, confrontés à leur propre mort ou à celle de leurs proches, qui se sont mis à s’agiter pour tout faire, tout, vite [2]. Écrire beaucoup, réaliser des films, prendre des tonnes de photos, courir le monde, que sais-je encore. Je discutais avec l’un de mes copains atteint de ce syndrome récemment, qui me dit qu’il m’envie de savoir prendre le temps [3], lui qui ne regarde pas assez grandir son enfant et le regrette.
Je veux avoir tant fait avant de mourir, me dit une copine. Là encore une obsession de la mort, masquée par ce qui semble un désir de vivre mais qui est une frénésie [4].
Moi non. J’aime prendre mon temps sans devoir attendre d’être vieux. Je ne serai peut-être jamais vieux. Le nombre de gens qui meurent avant d’être vieux et qui n’ont pas respiré. Je suis pépère, hors du travail ; sans doute en réaction justement au travail et à son lot d’énervement qui confine le plus souvent à la tempête dans un verre d’eau. Perdre sa vie à la gagner, tout ça tout ça.
Pensons aussi à l’amour à nos âges [5] : les seins qui ne pointent plus insolemment vers le ciel, les sexes qui ne restent plus des heures en apesanteur. Et je me disais que quand on n’est pas trop tordu et qu’on accepte de vieillir, les personnes de vingt ans au ventre si plat ont, au sens où on parlerait d’histoire ennuyeuse, le ventre si plat. En vieillissant on aime les ventres qui ont vécu, les cheveux gris et blancs, les pattes d’oie. Tout ça raconte des histoires, qu’il faut se féliciter d’avoir vécu, avec qui il faut faire la paix. En parlant de faire la paix : Antoine [6], encore, dans une interview (sur youtube) dit qu’il se sent maintenant « apaisé ».
Pour rire (jaune) je pense « gérontophile ». C’est marrant, dès qu’on parle de pratiques amoureuses et sexuelles, comme le suffixe « -phile » est associé à des choses malsaines : zoophile, pédophile. Alors qu’aimer les personnes qui vieillissent quand tu vieillis en même temps qu’elles, ça me semble très sain [7]. Dans Vieux toujours, Francis Carrier :
Les représentations des plus jeunes sur la sexualité de leurs aînés collent trop souvent au tabou de l’inceste et à la fonction de reproduction. Une sexualité ayant comme but le plaisir n’est pas encore très bien acceptée. […]
La sexualité des vieux est trop souvent suspecte ou considérée comme inappropriée et malheureusement beaucoup d’entre nous se soumettent progressivement à cette injonction silencieuse à l’abstinence sexuelle.
Il y aurait beaucoup à dire sur les tabous, je suppose. À rapprocher du tabou sur le sexe et le handicap, à lire par exemple chez les Dévalideuses :
La plupart du temps, surtout si on est physiquement handicapé·e, on va d’abord nous asexualiser : nous sommes considérés sans désirs, et même indésirables, donc sans possibilité de vie sexuelle. Et même souvent sans genre, pas vraiment hommes, pas vraiment femmes. Ça va de pair avec l’infantilisation que l’on subit : puisqu’on s’adresse déjà à nous comme à des enfants, comment seulement imaginer qu’on soit dotés d’une libido ?
Les mentalités changent doucement, j’ai l’impression. Le sexe désinvesti de sa fonction reproductrice fait son chemin dans tous les âges, en partie à cause de la prise de conscience climatique, en partie grâce à 68 qui a bien fait comprendre que plaisir et reproduction ne doivent pas forcément être liées [8]. En tout cas, le plaisir est protéiforme, et le sexe n’a pas plus besoin de faire l’objet d’une autocensure que la dégustation d’un bon vin ou d’un coucher de soleil.
J’écris trop longuement, je radote comme un vieux [9]. Cette question d’être vieux, en elle-même, occupe bien les esprits. Par certains côté je suis vieux. Je marche plus lentement, mon cerveau n’est plus aussi pétaradant qu’il y a vingt ans, ma vie ralentit (voir plus haut, à frénésie). Par certains côtés aussi je suis jeune [10] parce que je joue, je ris, je découvre à chaque nouvelle relation la beauté de l’amour comme une première fois.
Par certains côtés, je suis même vieux depuis un bon moment. Les douleurs, tiens.
Comme dit mon père, qui a bien mérité son propre bloc de citation :
Passé un certain âge, quand tu te réveilles le matin et que tu n’as plus mal nulle part, c’est que tu es mort !
Les choses qui ont durablement changé, déjà : avant je passais mes soirées, jusque tard, à faire projet sur projet. J’aimais l’idée que ce temps dans le silence était volé à la vie, et je dormais peu. J’étais toujours fatigué mais regardez, ça vous épate hein ?, hier soir j’ai fait ça, et puis ça, et puis ça. Maintenant c’est le matin, quand le réveil se fait doucement, que je me pose, que je lis une revue dans le salon de lecture où la nature m’envoie plusieurs fois par jour [11], et que je prends le temps d’écrire ces articles sans fin qui partent dans tous les sens mais ah… on a bien le droit de faire ce qu’on aime, quand on a mis comme moi si longtemps à le comprendre.