Mon très cher ami,
un grand merci pour ton post, c’est encore une fois la preuve de cette humanité immense qui t’habite. Je profite donc de la tribune que tu nous offres ici pour détailler un peu ma pensée (le temps que nous avions lorsque nous devisions étant compté).
Comme beaucoup d’entre-nous, j’ai aussi pensé en finir, quand tout semblait perdu, quand la situation semblait tellement inextricable que la seule issue possible ne pouvait qu’être fatale, quand la souffrance psychologique [2] était trop intense et que la mort me semblait finalement un remède plus doux. Mais à bien regarder la mort en face, on se rend compte qu’entre le fait d’y penser, de l’envisager comme un choix, et le passage à l’acte, il y a un fossé que beaucoup ne franchiront pas (et c’est tant mieux).
Je comprends la détresse, et je comprends le suicide. Mais j’en distingue plusieurs formes.
Je peux comprendre le geste du seppuku, dans une culture où l’honneur est le point d’ancrage de la société, et où le déshonneur est un sort pire que la mort. C’est un choix que je reconnais, auquel je ne trouve rien à redire.
Je comprends le suicide lorsque tout est perdu, et lorsque c’est la seule décision qui demeure un choix conscient. Je suis favorable au "droit à mourir". L’homme enfermé dans son corps par un locked-in syndrom ; celui qui sent son corps s’échapper ; celui qui sait qu’aucun retour en arrière n’est possible. Je te parlais hier du geste de Mireille Jospin. J’y trouve une certaine dignité assumée : celle de prévenir ses proches, d’expliquer son geste, d’en parler, et de préférer partir quand il est encore possible d’avoir ce choix, mais sans précipiter les choses. Ceux là je les comprends, et je leur offre toute ma compassion, toute ma tristesse. Je respecte leur choix, et je suis profondément convaincu que ce sont de grands hommes et de grandes femmes d’avoir autant de lucidité sur leurs propres souffrances et leurs propres vies.
Là où je te dis que je ne comprends ni n’accepte le suicide, c’est quand il prend cette forme d’égoïsme la plus totale. Quand il est l’expression la plus visible d’une fuite. La vie est difficile. Elle l’est pour chacun de nous. A des degrés différents, avec des seuils de tolérance chez chacun qui ne sont pas comparables. Mais la vie est difficile. Pour tous. Mais quand tu n’es pas seul, quand des amis sont là pour te tendre la main, pour t’écouter, pour t’aider ; quand ils décrochent leur téléphone en pleine nuit, et qu’il traversent le pays pour te rejoindre, le téléphone vissé à l’oreille, parce que tu ne vas pas bien ; quand tes enfants comptent sur toi, parce qu’ils n’en sont qu’à l’aube de leur vie, aussi nus qu’un oisillon ; quand tes souffrances ne sont finalement que celles que tu t’inventes ; alors là, non, je ne comprends plus le suicide. La posture d’échec est confortable : elle est toujours beaucoup plus facile à tenir que la lutte incessante contre tout ce qui peut t’emporter vers le bas, c’est l’attraction gravitationnelle de nos sentiments. Quand le suicide est l’expression de cette posture d’échec que tu auras préféré garder malgré toutes les mains tendues de tes amis pour t’aider à remonter, alors ne compte pas sur moi pour t’offrir cette compassion.
Donc oui, aujourd’hui, je suis en colère. Je ne crois pas qu’il s’agisse uniquement des premières couches du deuil. C’est un discours que je tiens depuis bien longtemps, parce que mes convictions sont profondément enfouies en moi. Cette amie a choisi de partir en laissant une fille orpheline qui va devoir apprendre à se débrouiller seule dans la vie, sans avoir eu la prudence de l’armer suffisamment. A son égard, comme à celui de tous ceux qui depuis des années ont lutté pour l’aider à sortir de cette situation d’échec dans laquelle elle s’enfermait, c’est une trahison. Ni plus, ni moins.
Nous fondons notre société sur des échanges, et sur une confiance mutuelle que nous nous attribuons tous. L’ensemble constitue un équilibre, une diffusion osmotique des émotions et des sentiments. Chacun est libre d’y donner ce qu’il souhaite et recevra en retour. Notre humanité se construit sur cet équilibre : donne pour recevoir. Tu ne peux pas demander à recevoir, réclamer l’aide, et refuser de donner à ton tour en t’enfuyant, quand d’autres comptent sur toi. La fuite, quand elle conduit à l’abandon de ceux pour qui tu comptes, n’est probablement jamais pardonnable.
Donc oui, je suis en colère. Et, tant pis si je provoque, ou m’attire des regards outrés par ma froideur et mon détachement, mais à ceux qui franchissent finalement le fossé quand rien ne les y pousse que leur propre égoïsme, je n’offrirai pas ma compassion…