Trois (jolis) souvenirs de traduction

C’est un jour à se souvenir, alors je me souviens.

Nous discutions avec Alex et une ou deux personnes sur un rézosocio, et ça m’a donné envie de vous raconter deux ou trois anecdotes pleines de plaisir de l’époque où je traduisais des comics. Dont une qui implique justement l’impétrant auquel que dont je cause ci-dessus.

Tout en retenue

Batman Legend, malgré son nom, était un recueil en français de quatre épisodes ; habituellement un Detective Comics (ceux de l’époque où chaque mois Kelley Jones pondait magistralement une couverture presque monochrome) et trois épisodes de Legends of the Dark Knight, un mensuel dont scénarios et dessins étaient assez haut de gamme.

J’ai eu l’honneur dans ce cadre de traduire Faces de Matt Wagner, splendide histoire inspirée pour certains figurants du film Freaks de Tod Browning, magnifiquement dessinée — mais, et c’est là qu’est l’os, écrite au cordeau. En général on se fait au problème de volumes de texte (le français tient un volume environ 30 % plus grand que l’anglais) et on tranche un peu. Ça enlève un peu du style de l’original, mais dans l’ensemble ça passe (et quand vraiment on ne peut pas faire autrement, on réduit d’un ou deux points la typographie, mais c’est exceptionnel [1]). Or donc ici impossible de réduire, les bulles sont d’une sécheresse inouïe, ce qui convient assez bien à Bruce Wayne qui malgré sa fausse bonhomie exagérée dans les films est un personnage dont la joie de vivre n’est pas sans rappeler celle du bigorneau sur l’étalage quand vient l’heure de choisir les fruits de mer.

Or donc, disais-je, Bruce Wayne rencontre un type qui ne lui plaît guère. On le lui présente et il répond d’un simple “Sir”.

Autant dire qu’à traduire on s’arrache vite des cheveux. “Sir” c’est trois caractères, donc une toute petite bulle, donc il va falloir trouver quelque chose de, comment dire ? Court. Voilà, c’est ça. Court.

Je passe dix minutes sur la bulle, je cherche d’abord dans le sens proche —« Monsieur » ? trop long. « Bonjour » ? Hors de question et sous-traduit.

Dans ces cas-là, il est de coutume de se laisser une note sur la ligne de son traitement de texte pour y revenir, de faire le reste et de laisser mijoter [2]. Deux jours de suite, à plusieurs occasions, je reviens sur la bulle. Il faut un mot, pas plus, qui soit à la fois poli et distant, et qui tienne en trois ou quatre caractères.

Et puis le déclic, d’un coup, quand on est presque au bout du labeur et qu’on ne croit plus qu’à moitié à la possibilité de régler le problème : « Ravi. »

Depuis vingt ans, de toutes mes traductions c’est ma bulle préférée.

« Batou »

Une mini-série de Jeff Loeb et Tim Sale qui dure un an, douze numéros de bonheur : The Long Halloween, que nous avons assez astucieusement traduite Un long Halloween en français. Astucieux, non ?

Dans cette série, on assiste à un défilé de méchants, Carmine Falcone [3], le Sphinx, Catwoman, le Pingouin, Poison Ivy, quelques autres et bien sûr le Joker.

Nous n’étions que quelques années après The Killing Joke [4], et le Joker était dans une grande période de moquerie de Batman. Dans un épisode du long Halloween, il vole un avion biplan, fait le fou, Batman arrive dans une case en pleine page si ma mémoire est bonne, tête en bas, et le Joker le salue d’un petit “Bats.”. Mise à jour, le lendemain : Ma mémoire me fait défaut, c’est incroyable. En fait ce n’est pas la case que je croyais, c’est un peu plus loin dans l’histoire, quand le Joker dit « Dis Batou, aux douze coups de minuit, j’aurai un petit bisou ? » – mais sur le principe mon anecdote tient encore debout, ouf.

En un mot il tourne en ridicule le Batman avec un diminutif, tout en évoquant les chauves-souris et donc la folie [5].

Bref, là encore une réplique à ne pas manquer. (Oui, j’ai quelque chose avec les petites bulles. C’est mon côté caviar-champagne sans doute.)

Je ne résiste pas au sourire bordélique du Joker dans cette case. Comment traduire en même temps son irrespect et la folie qu’il implique ? Je décide de glisser : je garde l’irrespect mais je vais injecter un peu d’affect de ce personnage qui tous les quatre matins se confronte au même héros ; c’est vraiment une relation d’affect, comme des frères et sœurs qui se chicanent tout le temps (si je dis Batman vous pensez Joker, si je dis Joker vous pensez Batman [6]). Le Joker me fait penser à ces personnages cinglés dans les films, qui mettent une petite claque affectueuse aux gens qu’ils vont tuer.

Alors je me dis que « Batou. », ça va le faire. Oui, avec un point, pour la tonalité tombante. Surtout pas un point d’exclamation qui trahirait l’idée d’origine, où le Joker et toutes ses dents reste placide en même temps que fou furieux.

Et c’est là qu’intervient notre petit camarade Alex Nikolavitch. Première fois que je le rencontre, il tonitrue comme Jean-Pierre Marielle jouant l’ogre dans Le petit Poucet : « Ah mais c’est toi, “Batou” ! Je suis fan ! » [7]

Je ne suis pas du tout sûr d’avoir la primeur de cette idée ni même l’exclusivité. On voit cette réplique dans plusieurs traductions dorénavant [8]. Cependant le truc est quand même assez magique et à plusieurs étages :

  1. qu’un traducteur d’un niveau sérieux soit fan de moi, ne serait-ce que pour une bulle, j’en rougis de plaisir ;
  2. que ma fille utilise ce sobriquet comme pseudonyme sur certains réseaux m’amuse bien et me fait tout chaud à mon petit cœur ;
  3. qu’on l’entrevoie dans les sous-titres de la bande-annonce de Suicide Squad m’assure aux yeux de mes enfants une postérité admirative, je bombe le torse.

L’enfant qui lit

Il y a une vingtaine d’années, je fais mes courses dans un supermarché. (Oui oui, comme tout le monde : j’ai su rester simple.)

Je vois un enfant – oh, pas vieux, huit ou neuf ans, qui a dans les mains une bande dessinée que j’ai traduite et dont j’ai depuis oublié le titre. Sa mère le houspille pour qu’il suive, mais il n’est plus là. Il saute d’un building à l’autre dans un costume bariolé. Il marche par automatisme, il est complètement plongé dans l’histoire.

Hé bien tu vois, ça, c’est, de toutes les anecdotes que je peux raconter, celle qui me fait le plus chaud au cœur. L’auteur, le dessinateur, le traducteur, l’éditeur, on s’en fout : pour ce petit môme, l’histoire fonctionne et l’emporte avec elle.

Notes

[1Et avec le recul, mes yeux de vieux disent merci aux lettreurs attachés à la lisibilité.

[2Merci Freud qui le premier a mis le doigt sur les processus mentaux non conscients. Ouais, je cite Freud, parce qu’il est un peu dévalué ces temps-ci mais je l’aime bien, moi. Et puis je l’ai bien connu dans ma jeunesse.

[3Créé par Frank Miller et David Mazzucchelli pour Batman Year One, que je vous recommande si vous ne l’avez jamais lu, une des toutes meilleures histoires de Batman, inspiration notable de Christopher Nolan dans Batman Begins.

[4The Killing Joke, par Alan Moore et Dave Gibbons, histoire courte et fabuleuse qui permet au Joker de faire rire Batman. Tout arrive. —Au passage, c’est aussi une des histoires de Batman les plus « cinématiques » que j’aie lues, avec des rimes visuelles qui ne sont pas sans faire penser à Andreas dans Lumière d’étoile, mais je m’égare et si tu veux un jour j’y reviens.

[5Pour rappel, en anglais, having bats in the belfry (avoir des chauve-souris dans le beffroi), c’est avoir des araignées au plafond. C’est aussi la sueur froide du traducteur en français du film de Tim Burton où Nicholson sort cette réplique intraduisible. J’ai plaint ce traducteur, à cet instant précis.

[6« Ou jus d’orange, » m’objecte-t-on dans le fond. Mais si c’est pour se dissiper c’est pas bien la peine, hein.

[7Alex vous confirmera que ça fait au moins dix ans que j’ai envie de raconter cette histoire qui ne laisse pas de m’épater.

[8Alex, aide-moi s’il te plaît, je n’ai pas de titres en tête.

Commentaires

  • Gaël Poupard (20 décembre 2017)

    Pour le « Batou », on le croise désormais dans les adaptations animées (ainsi qu’un dérivé, « Batounet », qui irait mieux avec une histoire de Pingouin et d’esquimaux).

    J’adore tes histoires, j’en veux d’autres :)

    Répondre à Gaël Poupard

Qui êtes-vous ?
Votre message

Ce formulaire accepte les raccourcis SPIP [->url] {{gras}} {italique} <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Lien hypertexte

(Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)