Hier encore j’avais vingt ans
, comme disait Aznavour... Hier encore vous faisiez le fou, vous couriez dans les bois, vous hurliez d’une voix égrillarde dans une cantine universitaire... vous étiez maigre et pourtant vous mangiez comme deux... Et puis dimanche dernier vous avez ouvert les yeux et voilà, vous aviez trente-cinq ans.
Vous avez pris du ventre, et un coup d’oeil aux quinquagénaires qui vous entourent vous permet de confirmer que votre harmonie corporelle en forme de poire est définitive...
Vous étiez habitué à courir, bondir dans les escaliers ? C’était avant vos accidents de ménisque... maintenant vous râlez doucement, et vous amusez les gens de vingt ans. Vous réfléchissez à l’achat de genouillères.
Les raideurs dans la nuque ne vous quittent plus, la faute au stress qui s’est installé et à la souplesse qui, elle, s’en va doucement. Le corps se fatigue, et votre posture de borgne n’arrange pas les choses.
Vous souriez en repensant qu’au lycée une conseillère d’orientation vous avait prédit que la moitié des métiers qui se pratiqueraient quinze ans plus tard n’existaient pas encore — vous exercez justement un de ces métiers-là, et vous ne fréquentez dans votre travail que des gens peu ou prou dans le même cas (nous ? on produit du virtuel...).
Vous retrouvez la trace que vous croyiez perdue à jamais d’un copain de cité universitaire qui a réalisé une partie de ses rêves, est parti dans les Terres Australes, le genre d’aventures qui vous semblait réservée aux archives du National Geographic...
Des mails de vos copains de lycée commencent à arriver régulièrement sur votre ordinateur, preuve (même s’ils ne l’avoueront sans doute jamais) que vos camarades sont aussi, d’une certaine manière, en quête de racines, ou d’une indicible réminiscence de cette jeunesse qui s’éloigne sur la pointe des pieds.
Vous êtes à la charnière, pile au milieu entre vos vingt ans (et des galipettes de lapin à n’en pas finir) et vos cinquante (d’ici-là vous finirez par aimer le Cognac, à n’en pas douter). Vous entendez un jeune homme de 25 ans vous demander si vous sortirez jamais de l’adolescence... ça vous fait drôle, sans pouvoir dire pourquoi.
Vous discutez d’âge avec vos collaborateurs sur le web, et constatez que vous avez souvent huit ou neuf ans de plus... Signe certain de votre âge...
Vous recevez une carte d’anniversaire, une seule, mais celle qui compte : vos parents vous aiment. Au fur et à mesure des années, vous êtes curieusement de plus en plus ému par ces petites cartes... Devenu père, sans doute que ce lien prend enfin tout son sens.
Et puis au milieu de toutes ces réflexions, vous regardez une petite fille gambader maladroitement ; une femme vous aime et vous le dit avec ses grands yeux de biche tantôt critiques tantôt affectueux ; vous finissez par penser que ce n’est pas parce que c’est la première fois que vous accusez votre âge que cela peut avoir la moindre importance. Le bonheur existe, et il vient vous caresser la joue un peu tous les jours.