Ce matin j’ai rendez-vous à Montrouge.
Je regarde un type habillé tout en noir, avec un pantalon de laine chinée noir et anthracite, et des chaussures propres comme je n’arrive jamais à les tenir, absorbé par L’Équipe [1]. Et pourquoi est-ce que d’un seul coup je pense à Nicolas Hoizey, dont je ne connais qu’un trois-quart sur un médaillon en gravatar ?
Ah tiens, en plus il a un sac d’ordinateur portable. Si ça se trouve, c’est lui. On descend tous les deux au terminus à Châtillon-Montrouge, et je me dis que j’aurais dû lui adresser la parole. Je me sens ridicule, tant de ne pas l’avoir fait que d’avoir eu l’idée saugrenue de le faire.
Je suis trop physionomiste, je vois des ressemblances partout. Un jour j’ai rencontré quelqu’un chez une amie, qui travaille dans le même domaine que moi, et on a passé vingt minutes à chercher où on s’était déjà vus, sans conclure.
On a fini par conclure en ricanant qu’en réalité peut-être que ce n’était pas lui, et que ce n’était pas moi. Discussion surréaliste avant même d’ouvrir les bouteilles !
Je suis comme souvent dans une demie-transe, à l’aller comme au retour, dans le RER comme dans le métro, due sans doute en partie au manque de sommeil. Mais aussi et surtout à Trois jours chez ma mère, le livre de François Weyerganz qu’Harris m’a prêté. Harris, un autre camarade de jeu [2].
Demie-transe, donc. Comment savoir qu’un livre est bon, comment en parler sans être ni trop pédant ni trop simple, dire qu’on aime et vouloir faire partager ?
J’ai réussi à trouver une aune pour mesurer mon plaisir : les trains de banlieue. L’ordinateur portable en bandoulière est comme une prison obnubilante, et seul un livre suffisamment bon m’interdit de l’allumer, pour savourer encore une page de plus, vite avant d’arriver dans une gare ou une autre.
Trois jours chez ma mère est de ceux-là. J’y lis un auteur en train de tergiverser, qui réutilise une recette vieille comme Les faux-monnayeurs de Gide [3] pour éviter d’écrire le roman qui le terrorise. Je me demande si je ne suis pas en train de m’ennuyer, et dix pages, vingt pages, cinquante, cent, s’envolent en deux allers-retours sans que j’y prenne garde !
Je reparlerai sans doute de ce roman.
Parce qu’il y a cette fascination pour la création littéraire, qui fait toujours semblant d’être invention tout en n’étant souvent que le reflet de la vie réelle [4]. Il y a cette mise en abyme assumée, cette sexualité obsédée comme un homme qui s’assume, là encore. Il ose dire ; d’une certaine manière, c’est ce qui rend son écriture si vraie, je suppose.
Je me perds dans les réflexions à voix haute, alors je vais arrêter là, non sans céder à l’envie de vous en donner un petit morceau, pour la route :
« Le catholicisme vous colle à la peau, vous ne vous en débarrasserez pas comme d’une vieille chemise », l’avait prévenu le docteur Zscharnack quand François avait commencé une cure de psychanalyse avec lui au début des années soixante.
Ça, un jour je développerai. Ou pas. Disons que ça m’évoque des tas de souvenirs.
Et au fond, c’est peut-être ce qu’on aime dans ce qu’on lit : qu’éternellement on ne nous parle que de nous-mêmes.
J’ai hâte d’être à demain matin, dans le train, et de savoir où tout cela va nous emmener — au figuré bien sûr.