Temps perdu

J’ai perdu une journée à ne rien faire. Ou pas. Le mauvais réflexe de pensée, c’est de croire qu’une journée non productive est une journée perdue.

Hier je ne suis pas allé au bureau, j’ai relevé deux fois mes mails (ce qui correspond presque à ne pas les relever, pour quelqu’un qui passe le plus clair de son temps sur internet).

Hier, j’ai fait du baby-sitting. La nounou de ma fille était obligée de s’absenter, j’ai donc passé une journée complète avec une petite fille de bientôt dix-huit mois.

À un moment, épuisé par son activité débordante (elle n’arrête pas une seconde), j’ai pensé que quant à moi, je n’avais rien fait de ma journée. Oh, si : une vaisselle, et à manger. Mais je n’ai même pas mis en route une lessive ni rangé la maison, même pas écrit une ligne de code, même pas lu un article technique, même pas, comme je le disais, relevé mes mails.

Bien sûr, je me trompais. J’ai d’un seul coup compris que je suis victime d’une forme de pensée insidieuse de notre société : nous avons une approche utilitaire, productiviste de notre vie.

Tenez, vous en voulez la preuve ? On ne dit pas « qui êtes-vous ? », on dit « qu’est-ce que vous faites, comme métier, déjà ? ».

On croit tous que la définition principale des gens passe par leur activité professionnelle.

Au passage, c’est en partie pour ça, sans doute, qu’un ou deux retraités que je connais ont commencé par subir une légère déprime : ils doivent se redéfinir dans un monde qui valorise l’actif.

Ça demanderait à être développé, mais je suis sûr qu’au fond, tout ça vient de l’orientation capitaliste de notre culture. On ne peut pas croire que ces deux derniers siècles n’ont pas laissé de marques sur nos mentalités.

Alors non, je n’ai pas rien fait de ma journée. J’ai passé une journée avec ma fille, et c’est une chance folle.

Parce qu’on a beaucoup ri (une petite fille d’un an et demie aime rire, et son papa passe son temps à se rendre ridicule pour pouvoir rigoler avec elle), parce qu’on a fait des câlins, parce qu’on a causé par onomatopées, par syllabes approximatives, et par grimaces, de ce qu’on aime ou pas. Parce qu’on a été faire des courses, entendu des chiens (« wa, wa », oui, c’est un chien), vu des oiseaux (pardon, des « zazos »). Parce qu’on a enfilé les gants multicolores de maman, que ça fait des grandes mains et que c’est rigolo.

Parce qu’on a couru après un oeuf en plastique de la dînette, qui rebondit dans tous les sens et si ça, ce n’est pas une source de rire hystérique...

Parce qu’on a lu des histoires de bulles de savons, de petits chiens, de chats qui prennent toute la place sur le lit.

Parce qu’on a tiré la queue du chat — non, ce n’est pas bien. Oui, une gentille grosse caresse... qui finit en bourrade dans la truffe, mais c’est l’intention qui compte.

À cause de nos habitudes de vie, on finirait par oublier que ce qui compte n’a rien à voir avec la postérité ni la qualité de notre travail. Au final, il faudra juste avoir su savourer les instants magiques.

Une journée entière avec un petit miracle n’est pas de trop, passe plus vite qu’on ne l’imaginait, et n’est surtout pas perdue.

Commentaires

  • izo (24 février 2006)

    On valorise trop le travail remunéré et on cherche à nous definir par le poste que l’on occupe, par notre maniere de se vetir, nos gouts en matiere de livre ou de musique. C’est une manie de français de vouloir tout mettre dans des petites boites. En tout cas, tu as passé une belle journée.

    mon truc

    Répondre à izo

  • Luckiloom* (24 février 2006)

    L’un n’exclut pas l’autre !!! L’un ne devrait pas exclure l’autre !!!

    Au risque de passer à côté de Ces Moments Là !! Pour moi, ce sont Ces Moments Là qui comptent le plus ! Mais comment en profiter lorsque le reste ne va pas !!!?? hein ? Bon ! Je suis en congès, je n’ai donc pas l’intention de trop épiloguer sur le sujet... je vais continuer de profiter des petites choses de la vie, toutes simples, et tellement bonnes.

    Génial ce partage de réflexion...

    Répondre à Luckiloom*

  • Bravo pour ce temps « gagné » — et non « perdu » — j’ai hâte de pouvoir faire de même !

    Répondre à Nicolas Hoizey

  • Monique (26 février 2006)

    Bonjour,

    C’est quand j’ai dû passer une journée à effectuer les inévitables tâches dites ménagères que j’ai l’impression de n’avoir rien fait 😉

    Des journées comme celles-là sont loin d’être perdues, au contraire elles sont tout bénéfice, et pas seulement pour le bonheur qu’elles procurent dans l’immédiat. C’est ainsi que l’enfant prend petit à petit conscience qu’il est une personne à part entière et qu’il est considéré comme tel. Et c’est diablement important !

    Amicalement,
    Monique

    Répondre à Monique

  • Nataly (6 mars 2006)

    [...]Tenez, vous en voulez la preuve ? On ne dit pas « qui êtes-vous ? », on dit « qu’est-ce que vous faites, comme métier, déjà ? »[...]

    Nan, nan, nan, c’est bien pire, on dit : "qu’est-ce que vous faites dans la vie". Ce que tout un chacun traduit par quel est votre métier induisant une synonymie effrayante 😉

    Répondre à Nataly

  • Emmo (28 juin 2006)

    C’est ça Stéphane, tu as donc saisi le sens de la vie :)
    Felicitations, combien peuvent en dire autant ? pas tant que ça...

    Le bonheur est dans les choses simples.

    Trop de gens, au crepuscule de leur vie, se rendent compte qu’ils n’ont pas vécu.

    Répondre à Emmo

  • Sayajin (3 juin 2009)

    Très, très, très jolie. Les choses les plus importantes, sont les plus simples et toujours juste à côté de nous. On vit dans un monde qui a imposé ces codes et qui nous font oublier les vrais valeurs de la vie.

    Répondre à Sayajin

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