Comme tous les cinq ans, j’ai passé cet après-midi une visite médicale me permettant de continuer à conduire ma voiture. C’est toujours aussi désagréable alors que ça ne devrait être qu’une formalité.
Laissez-moi vous réexpliquer le principe : si vous avez une myopie évolutive, vous avez un permis à vie. Si vous avez comme moi un œil défectueux mais une très bonne acuité visuelle non évolutive de l’œil qui fonctionne, alors vous devez tous les cinq ans repasser une visite médicale. Votre permis est en sursis, et tous les cinq ans vous renouvelez ce droit.
Convocation
Depuis vingt ans que je retourne à la commission médicale périodiquement, on m’a toujours dit que la convocation à la visite médicale n’est pas un document légal, et qu’à ce titre je ne dois plus conduire entre le moment où mon permis est périmé et le moment où le nouveau permis est entre mes mains.
La seule bonne surprise de ce cru 2009 c’est de voir, en tout petit sur ma convocation, que je dois présenter ce document en même temps que mon permis en cas de contrôle de police et qu’il me servira à prouver ma bonne foi (contrairement à ce que m’avait annoncé une mégère il y a dix ans [1]). En revanche sans ce document mon permis n’a aucune valeur, je suis dans l’illégalité en conduisant. Sachez-le si vous êtes dans ce cas. Ça tombe bien, je conduis avec un permis qui n’est plus valide depuis mai !
Ah tiens sur ma convocation on m’indique que je dois faire un test d’urine. J’appelle la Préfecture, j’ai droit au secrétariat général parce que le secrétariat de la commission médicale, c’est écrit noir sur blanc sur la convocation, ne prend pas d’appels. Chouette. On me dit que dans mon cas (maladie congénitale) ce n’est pas nécessaire.
En vérité on me dit « Ah bah pfou mais c’est n’importe quoi, vous embêtez pas avec ça, ils envoient le même document à tout le monde, mais non, c’est n’importe quoi. » Belle ambiance, hein ?
La préfecture
Je me gare sur le parking du centre administratif, qui regroupe l’Hôtel du Département (je ne sais même pas ce que c’est), l’Inspection Académique, la Préfecture et que sais-je encore. Figurez-vous que ce parking, le seul endroit où se garer dans le quartier, est payant ! Je crache donc 4 euros à l’affreux mange-fric [2] en trouvant la farce amère, et je vais à la commission.
Évidemment j’arrive trop tôt, je suis convoqué pour 13h20, il est 12h40 et un papier collé sur la porte m’apprend qu’avant 13h15 ce n’est pas la peine d’essayer, le service est fermé.
Je me retrouve donc à l’accueil de l’Inspection Académique (le bâtiment d’en-face), seul endroit où s’asseoir à proximité. Drôle d’ambiance. Bon, ce n’est pas grave, j’en profite pour lire un peu et faire des gratouilles au chien-guide du monsieur de l’accueil, qui est aveugle (le monde est petit). J’ai une petite pensée pour le monde de l’administration de l’Éducation Nationale, d’où je démissionnais il y a dix ans, à quelques jours près.
Retour à la salle d’attente de la commission médicale à 13h10 : ah tiens c’est déjà ouvert, et deux personnes sont déjà en train d’attendre, super. J’entre et je tombe sur une secrétaire moyennement sympathique qui oublie de sourire pendant tout notre entretien (elle m’évoque Laurence Boccolini quand elle fait semblant d’être méchante à chaque fois qu’elle ouvre la bouche).
Elle regarde mon permis. Ah, il n’est plus valable depuis mai, et on est en novembre. Le tout avec une pointe de reproche dans la voix. Elle me fait même un peu les gros yeux : je suis passé du statut d’impétrant à sale usurpateur, ça se sent.
Vous avez l’enveloppe prétimbrée ? Oui, voilà mes 4,70 euros de timbres, la petite enveloppe, le papier de la poste pour un recommandé avec accusé de réception. Vous avez vos photos ? Hop je m’exécute.
Vous avez le résultat du test d’urine ? Je réponds que je n’ai pas besoin de faire un test, ne venant pas pour un problème lié au diabète (le diabète entraîne des complications oculaires). J’explique que j’ai eu au téléphone ses collègues de l’accueil qui m’ont dit que ce n’est pas nécessaire. J’édulcore un peu. Elle me demande qui j’ai eu au téléphone, je ricane in petto. Franchement, à ma place, vous vous voyez demander le nom des administratifs qui vous répondent au téléphone ? Je lui dis juste que c’est quelqu’un de l’accueil, elle me répond que je verrai bien. J’en profite, un peu agacé tout de même, pour lui dire qu’il conviendrait de faire circuler l’information à ses collègues. Elle feint de ne pas entendre ma remarque pourtant formulée haut et clair, mais elle me redit que je verrai bien : je lui demande si je suis venu pour rien, elle savoure tout en continuant à faire la gueule et répète que je verrai bien.
Bien, retournez-dans-la-salle-d’attente-on-vous-appellera-et-on-se-revoit-après (et je ne mets pas de virgule et je ne respire pas en te le disant si je veux, vil administré qui as dû te faire choper en état d’ivresse pour te retrouver là à passer une visite).
Dans la salle d’attente, on peut lire des jolies affiches en A4 et en Times New Roman du plus bel effet : « Devant la recrudescence des mauvais payeurs, la somme de 24.40 euros est demandée en liquide. Merci de faire l’appoint pour ne pas ralentir les visites. Un reçu peut vous être délivré sur demande. » Faire l’appoint...!
J’essaie de lire, mais entre le va-et-vient et l’appréhension, j’en suis incapable. Je tremble comme une feuille pour ce qui ne devrait être qu’une formalité, vu que mon acuité est très bonne, mais on ne sait jamais. Je me prends à imaginer déjà le reste de ma vie sans pouvoir conduire...
La visite
J’expose mon cas, on me demande si j’ai apporté les résultats de mon test d’urine. Aïe, vais-je devoir revenir ? Le docteur me regarde, une seconde passe, puis il me dit que ce ne sera pas nécessaire. Je n’aime pas cette pression subtile, inutile, que fait peser sur nous l’administration.
Le temps d’exposer mon cas et de donner mes 24,40 euros, j’en profite pour demander s’il n’est pas possible de me délivrer un permis définitif puisque mon cas n’est pas évolutif. « Oh, mais vous savez, me répond le médecin, les yeux c’est toujours évolutif. » Je m’étonne [3] du fait qu’une personne qui a un défaut de vision évolutif (la presbytie par exemple, ou la simple perte d’acuité liée à l’âge), quant à elle, verra de moins en moins bien, donc sera potentiellement de plus en plus dangereuse alors que moi, je suis stationnaire. Le docteur me regarde et me dit « Ah, il faut faire changer la loi, Monsieur. »
Ah oui, c’est évident, je n’y avais pas pensé, dis donc. Je me rappelle avoir lu quand je préparais mon permis qu’un borgne a un permis définitif, lui. J’aurais dû me crever un œil, tiens, ç’aurait été plus simple.
Me voilà en train de lire avec mon œil droit les petites lettres.
Je vous raconte ce qu’on m’a fait faire il y a cinq ans ? Allez, je vous raconte. Après avoir bien expliqué que je ne voyais que de l’œil droit, on m’avait fait tenir un cache pour que seul l’œil droit puisse lire, puis on m’avait fait mettre ce cache devant l’œil gauche. J’avais lourdement redit que je ne voyais pas de cet œil-là, sans comprendre à quoi pouvait rimer de me mettre encore plus le nez dedans. Je ne peux (ne veux) pas croire au sadisme des médecins, ça ne va pas avec leur vocation. C’était proprement aberrant. Là au moins il ne m’impose pas ce cache inutile, et ne me demande pas de tenter quand même avec l’œil gauche.
Bref, me voilà donc à lire les petites lettres. MVTU etc., j’ai évidemment déjà oublié.
« Bien. Merci, c’est tout. »
Cinq secondes. Six mois de stress pour cinq malheureuses secondes.
Cinq secondes tous les cinq ans, toute la vie, avec obligation de ne pas oublier sous peine de voir mon permis retiré, purement et simplement.
Si je vous disais que je hais ces cinq secondes ?