Moebius après l’Incal : interview

C’était à Angoulême en 90 ou 91. Comme tout le monde à l’époque je tenais un fanzine sans lecteurs qui a duré trois numéros, et à ce titre j’interviewais des auteurs. J’ai donc eu la grande chance de discuter quelques minutes avec Moebius, derrière un stand de dédicace.

J’avais retranscrit cette interview et puis je l’avais oubliée, manuscrite, dans les pages de garde de Tueur de monde. Il n’est que temps de la publier, quelques jours après la disparition de Jean Giraud-Moebius.

Stéphane (SD) : Jean, parlons d’abord de l’Incal : grâce à cette série, et en particulier au sixième tome, on arrive à montrer que malgré une narration et une lecture linéaires on peut se permettre de raconter un « arrêt du temps et de l’espace ».

Moebius : Ça vient du fait que Jodorowsky est quelqu’un qui s’intéresse à beaucoup de choses différentes, et que ses centres d’intérêt impliquent tous chez lui une étude approfondie. Il leur a consacré sa vie, d’une manière volontaire : l’étude de la personne humaine, de son développement, et des rapports qu’il y a entre un développement personnel et une cosmogonie générale — une image du cosmos. Ce qui fait qu’il y a bien sûr une attitude personnelle par rapport à tout ça, mais également une étude antérieure de l’histoire de cette façon de voir les choses, à travers les différents peuples et les différentes traditions, et également à travers une pratique quotidienne avec des personnes réelles, et évidemment, une étude sur lui-même.

À côté de ça, c’est aussi un artiste et un être humain, avec toutes ses qualités et ses défauts. On peut ne pas aimer son style, c’est tout-à-fait légitime. Mais il y a quelques auteurs en BD qui ont cette même polarité d’intérêts, et pas seulement des auteurs mais aussi des dessinateurs. Je pense que dès qu’on est un artiste on est un peu chatouillé par ce domaine. Mais moi je trouve qu’Alexandro [Jodorowsky, NDLR] aborde ce domaine avec un génie extraordinaire, particulier, unique dans le milieu de la BD.

Il y a peut-être des gens meilleurs que lui dans ce milieu, peut-être plus sympathiques, plus beaux, peut-être même plus talentueux, mais personne n’a dédié sa vie comme il l’a fait à ce thème, d’une façon aussi absolue et totale ; et si réussie, à mon avis.

SD : Est-ce que tu as eu ton mot à dire dans le côté narration proprement dite, et dans les idées développées ?

Moebius : Bien sûr. Nous avons une très grande complicité, avec Jodorowsky, la même complicité qu’il développe avec beaucoup d’artistes avec qui il travaille.

La différence c’est que j’ai été peut-être le premier à le contacter quand il est arrivé en Europe. Je suis le premier avec qui il ait collaboré, d’abord sur des films, ensuite sur des BD ; ce qui me donne, non pas une position due à l’antériorité, mais une position due à l’ancienneté et à une certaine communauté de vue.

J’ai épousé d’une façon très franche, je dois l’avouer, sa position par rapport à soi et par rapport au monde. Je m’intéresse à ces questions, peut-être pas avec autant de profondeur et de talent que lui.

SD : On dit que tu as travaillé à raison d’une planche par jour. Est-ce vrai sur tous les tomes ?

Moebius : Oui, je pensais que c’était comme une clause de style, qui allait donner une dynamique de travail, et qui procure un certain type de traité, un certain style, dans le but d’arriver à une certaine rapidité et de ne pas s’appesantir sur certaines choses. Il m’est arrivé de faire jusqu’à deux ou trois planches par jour.

SD : Comment expliques-tu la différence de style entre la première et la deuxième chute de John Difool ? Est-ce simplement une évolution de style, ou, comme je le pense, une façon de nous dire que c’est une éternité de recommencements, mais en même temps ce n’est jamais tout à fait la même chose ?

Moebius : C’est les deux à la fois, oui, et la deuxième justifie la première – et vice-versa ! (rires)

SD : Aussi parce que tu n’avais simplement pas envie de recopier le même décor ?

Moebius : Oui, mais j’avais une raison de ne pas recopier. C’est justement cette ambiguïté du temps et du cycle, où le monde n’est jamais deux fois le même, pas plus que deux cristaux dans les flocons de neige. Je pense que dans le déroulement du temps, il y a une multitude de ce monde, autant de mondes qu’il y a d’individus et de prises de conscience de ce monde.

Chacune de ces descriptions du monde est différence. C’est hallucinant.

SD : Est-ce que tu prépares la suite du Monde d’Edena ?

Moebius : Oui oui, je la prépare dans ma tête, mais pour l’instant je n’ai pas tellement d’autre possibilité, parce que j’ai d’autres choses à faire.

SD : Tu travailles encore sur le Monde du Garage ?

Moebius : Un peu, oui. J’ai une série du Garage Hermétique à l’heure actuelle, la suite du Garage.

SD : Tu es satisfait du dessinateur qui travaille dessus ? (Eric Shanower)

Moebius : Pas complètement, mais en même temps je ne suis pas complètement déçu. Je savais comment il était, et quitte à travailler avec un dessinateur américain, autant travailler avec quelqu’un comme lui parce qu’il n’a pas les tics de super-héros.

Je suis en train d’en faire une autre avec un autre gars, qui lui va vraiment nous plonger dans tous les clichés graphiques, et c’est vraiment l’horreur. Je ne sais pas pourquoi j’ai accepté un truc pareil !

SD : Et Janjetov qui reprend l’Incal, ça te satisfait au point de vue visuel ?

Moebuis : Ah oui, là j’aime beaucoup ! Ce que fait Janjetov est vraiment remarquable.

SD : Il a l’air aussi, comme tu l’as été dans l’Incal je pense, en pleine recherche...

Moebius : Tout à fait, il est en pleine évolution, je trouve que c’est remarquable. Et le scénario sur la jeunesse de John Difool est vraiment intéressant, très émotionnel. On est touché, et c’est comique en même temps.

SD : D’ailleurs le dosage comique de Jodorowsky dans l’Incal est génial, parce qu’il décline au fur et à mesure que monte la spiritualité, de telle façon que le lecteur ne va pas commencer en se disant : « C’est une histoire éthérée, je n’ai pas envie de la lire » ; mais il va progressivement rentrer dedans et être obligé d’aller jusqu’au bout...

Moebius : Oui, c’est un peu l’image de la vie, avec et l’humour et le spirituel.

SD : Dans tes projets immédiats, un album ?

Moebius : Oui, j’ai une histoire avec Alexandro qui va s’appeler La folle du Sacré-cœur. Mais qui est un peu bloquée parce que je travaille sur un film depuis plusieurs mois et que je n’ai pas le temps de faire quoi que ce soit d’autre.

SD : Tu n’as pas un ou deux scoops sur le film ?

Moebius : Si, c’est un film en images de synthèse qui va s’appeler Starwatcher.

SD : Ah, enfin Starwatcher !

Moebius : Oui, si ça se fait, parce qu’il n’est pas exclu que tout s’écroule faute d’argent ; ou faute de foi. ◾


Avec le recul, on notera que j’étais un fan énorme de l’Incal, que je continue à citer comme une référence (un jour je vous ferai un article sur la toponymie des personnages).

Le souvenir de cette rencontre est resté très vivace. Un bonhomme passionné, qui veut partager, avec l’œil qui pétille. Je suis sincèrement triste de son départ (j’ai d’autres anecdotes à son sujet, un de ces jours je vous raconterai peut-être).

Les plus passionnés pourront s’amuser à aller voir ce qui a finalement vu le jour – ou pas.

Commentaires

  • Odin (20 mars 2012)

    Le trailer de StarWatcher présenté à Avoriaz en 1992. Le film, qui devait être réalisé par Ridley Scott, ne verra finalement jamais le jour.

    "In 1991, Paramount Pictures, producer Ridley Scott and artist Moebius (who would co-write and co-direct) announced a project that would be the first feature-length film to be entirely computer-animated (beating Toy Story by a year and a half). The film would be called Starwatcher and it was budgeted at $25 million and was expected to be ready for a Spring 1994 release. Vangelis even recorded a score for the film, which was expected to be a breakthrough in science fiction and animation.

    So what happened to the film ?

    It was never finished. Some animation was completed but somewhere along the way, Paramount pulled the plug and the movie was never released in any shape or form. However, a trailer was released. This is a five-minute promo reel created in 1992 to express interest in the project. For 1992, the animation is pretty impressive. It’s probably outdated now but it still holds up well."

    Répondre à Odin

  • jerome (20 mars 2012)

    Merci d’avoir partagé cet interview...

    Je me suis décidé à acheter l’intégrale de l’incal du coup, que je n’ai jamais lu... :)

    (Ahhh, en espérant que les éditions Niffle sortent un jour l’integralité des blueberry en N&B).

    Répondre à jerome

  • Dominique De Vito (27 mai 2012)

    Merci pour avoir ressorti cette interview.

    A propos de la toponymie des personnages de l’Incal, Jodo citait dans une revue qu’un universitaire (étudiant ou prof ?) avait produit un travail à ce sujet. Ou dit autrement, il y a effectivement une vraie recherche (dans tous les sens du terme) derrière la toponymie des personnages.

    Répondre à Dominique De Vito

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