Tome et Janry ont radicalement changé leur approche de la série. L’humour a disparu pour laisser place à un pseudo-réalisme sombre et intriguant.
Pour autant, on retrouve les mêmes personnages, mais outre l’apparence, leur comportement a changé : Spirou et Fantasio s’envoient des vannes gentilles, Spip n’est guère plus qu’un animal de compagnie (un lapin nain sorti de sa cage, quoi —et dont je regrette les remarques railleuses), Seccotine veut qu’on l’appelle Sophie (le surnom l’agace).
Il paraît que Tome et Janry ont dit "c’est ça ou rien", autrement dit, soit ils faisaient ce qu’ils voulaient, soit ils quittaient la série. Ils avaient déjà apporté leur touche personnelle à l’édifice, comme avant eux Franquin et Fournier avaient assorti la série à leur temps (et à leurs goûts). Tome et Janry, joyeux iconoclastes, tout en restant dans un ton humoristique, se sont attaqués au racisme, ils ont joué avec les poncifs et les lieux communs (cf. Spirou à New York ou Spirou à Moscou) pour en tirer toute la substantifique moelle comique (bon, je sais, mais je n’ai pas pu m’empêcher ; c’est joli, "substantifique moelle comique", non ?). Enfin, dans Luna Fatale, Spirou ne serait pas loin de tomber amoureux (apanage de Fantasio jusque-là).
Ce qui force mon admiration, malgré le relatif inconfort de ne pas reconnaître des personnages que j’aimais, c’est la mise en abîme subtile à laquelle se sont livrés les auteurs : les "personnes" que nous voyons vivre seraient plutôt des journalistes qui vendent leurs aventures romancées à Tome et Janry, et libre à eux de les adapter comme ils le veulent. Cet album donne l’impression qu’on voit, pour une fois, derrière les coulisses, une véritable aventure de ces
journalistes (hypothèse accréditée par le fait que celle qu’on surnomme Seccotine dans les albums de Spirou s’appellerait Sophie dans la vie). Les auteurs avaient déjà commencé à dynamiter le système de représentation —disons, à montrer les ficelles, quand ils faisaient une ombre aux phylactères ou quand Spip comparait son traitement à "des copains qui se la coulent douce dans Sybilline ou dans Boule et Bill".
Au niveau de l’histoire, l’album n’est pas (de loin) le meilleur de la série. Trop court pour parler de bioéthique, trop flou pour mettre vraiment le doigt sur les problèmes, trop sombre et diffus (trop "conspiration mondiale") pour ne pas immanquablement faire penser aux X-Files. C’est dommage, parce que je trouve que cette approche, avec son air de ne pas en avoir l’air, est passionnante. Il ne reste qu’à attendre le prochain, où, ayant habitué leurs lecteurs à ce nouveau traitement, Tome et Janry pourront vraiment se concentrer sur l’histoire plus que sur la démarche formelle rénovatrice. [1]