Chaque fois qu’on parle d’inclusion, ressort le serpent de mer de l’écriture inclusive. Pardon, L’ÉCRITURE INCLUSIVE en majuscules. Insérez ici des zombies, des goules, l’eau en feu, les nuées de sauterelles. Dernièrement le débat sur l’arrivée du pronom neutre « iel » dans le Robert a fait craindre les dix plaies d’Égypte, et puis (scoop), non, la fin du monde n’est pas pour aujourd’hui.
L’écriture inclusive
D’abord on confond dans ce terme d’écriture inclusive quatre choses :
- l’inclusion en n’utilisant pas la seule forme censément « neutre » en français, le masculin [1],
- les écritures épicènes, autrement dit trouver des mots neutres (« les personnes en situation de handicap »),
- les néologismes comme « iel », « celleux », « utilisateurices »,
- les nouvelles graphies et là, en conjonction avec le point précédent, badaboum, attaque du point médian, péril mortel, fin du monde.
Au jour de cette définition, reprenons les termes savoureux d’une bonne partie de la classe politique :
D’après Laurence Garnier, députée LR, « votre position n’effacera pas les souffrances de certains parcours de vie. En revanche, elle va compliquer l’accès à la lecture pour des personnes en situation de handicap […]. »
D’abord il ne s’agit pas « d’effacer les souffrances de certains parcours de vie », jolie formule, si si, j’insiste [2]. Il s’agit à partir de maintenant de défaire le travail de sape systématique porté par l’Académie française depuis des siècles pour asseoir un pouvoir patriarcal, Laurence —réjouis-toi, citoyenne !
(Et sur le handicap, on y revient ci-dessous, restez assis. Et je ne dis pas ça que pour les gens en fauteuil roulant.)
L’écriture inclusive, quand on est constructif, ça donne par exemple le travail génial porté par l’équipe de Wordpress FR (un gros bisou en passant à JB Aubras que j’ai eu la chance de croiser un jour et qui est un gentil) :
Pour rappel, voici l’ordre de préférence de l’équipe de traduction pour remplacer un terme uniquement masculin par une formulation plus inclusive :
- Formulation neutre
Exemple : « Les personnes chargées de l’administration »- Formulation combinée
Exemple : « Les administrateurs et administratrices »- Formulation basée sur l’usage du point médian
Exemple : « Les administrateur·ice·s »
Voilà, il n’y a pas forcément obligation de se taper le cul par terre ; et peut-être qu’on pourrait s’occuper de trucs plus importants à l’Assemblée et au Sénat. Question « péril mortel », on est servi ces temps-ci, sans avoir besoin de s’occuper de la langue (qui est, avouons-le, un chiffon rouge bien pratique cependant ; c’est comme l’école, tout le monde y est passé, tout le monde a un avis).
Lire aussi, avec profit :
- Écriture inclusive au point médian et accessibilité : avançons vers des solutions - La Lutine du Web
- Féminiser au point médian - romy.tetue.net
- Écriture inclusive et accessibilité numérique, table ronde lors des Journées d’étude technologies et déficience visuelle - La Lutine du Web
Le handicap bien commode
Ce qui me chagrine dans tout ça, c’est le handicap qu’on sort commodément du chapeau.
Ce même appareil législatif a trouvé tout à fait normal, lors du vote de la loi ÉLAN, de ne pas rendre tout nouvel habitat accessible :
Assouplissement de l’accessibilité aux personnes handicapées : l’obligation de 100 % de logements accessibles au handicap moteur dans l’immobilier neuf est supprimée, tombant à 20 % avec en contrepartie une autre obligation : tout logement neuf sera évolutif pour s’adapter aux besoins des habitants tout au long de la vie, grâce à des parois facilement déplaçables selon les besoins des ménages puis du vieillissement des habitants.
Hé oui, parce que par exemple, quand tu es en fauteuil roulant, tu ne veux rendre visite qu’aux copains qui habitent au rez-de-chaussée dans les immeubles neufs, c’est bien connu. Ah non, on me dit qu’en fait tu sors très peu parce que c’est impraticable, mais ce serait « évolutif ». Viens bouffer à la maison, le temps que je casse les cloisons !
Pendant ce temps, je ne trouve pas de films en VOD (vidéo à la demande) dont on me propose des sous-titres « sourds et malentendants » ; par chance j’achète encore des DVD et des blu-ray, mais on sent bien que la fin est proche. Même Sound of Metal, excellent film que j’ai revu hier, ne bénéficie que d’un « sous-titres français » [3], alors que pourtant :
Le réalisateur Darius Marder a souhaité rendre le film accessible à tous les publics, notamment aux personnes sourdes ou malentendantes. Ainsi, toutes les projections doivent être sous-titrées, incluant des descriptions sonores.
Pendant ce temps, on continue à foutre des CAPTCHA partout, de plus en plus complexes (ou alors celui de Google, au mépris de la vie privée des utilisateurices [4]), et des popins de consentement aux cookies pas accessibles [5], dans le plus pur mépris de la mal- et non-voyance [6], dans le plus pur mépris du handicap moteur.
Pendant ce temps, les réseaux sociaux nous font la charité depuis peu de fournir des mécanismes pour ajouter des textes alternatifs aux images qu’on y publie, sans faire l’effort d’inciter fortement l’utilisateurice [7] à en insérer un (je le sais, je vois comment font les copains-copines que je suis sur lesdits réseaux, malgré leur sympathie ; l’humanité est faillible et moi-même qui te parle, une fois sur cent je l’oublie [8]). Sur les textes alternatifs des images, les choses n’ont presque pas bougé, dans les faits, sur ces quinze dernières années.
Pendant ce temps, va essayer de joindre un service administratif ou commercial :
- soit tu n’as que le choix du téléphone — ah bin oui mais chez les personnes sourdes ou ne pouvant pas parler c’est impossible, et chez les personnes malentendantes c’est très anxiogène [9],
- soit tu es fortement incité⋅e à utiliser une interface de chat, et c’est le même genre de problème que les popins de consentement : mauvaise gestion du focus, mauvais rafraîchissement de la restitution de la conversation avec un lecteur d’écran.
Pendant ce temps, l’allocation adulte handicapé est subordonnée aux conditions de ressources des conjoints.
Pendant ce temps, pendant ce temps, donc, rien ne change sur le fond. Le handicap est sorti de son chapeau quand il est commode, pour réfuter une évolution du monde qu’on ne peut pourtant que constater [10] et que personne n’oblige à utiliser, mais le reste du temps il vient juste empêcher tout le monde de viser le plus petit dénominateur, qué s’appellériou réduction des coûts.
De temps en temps, par commodité, pour faire une phrase plus courte, je ne dis pas « les personnes en situation de handicap » (alors qu’il faudrait toujours dire ça, parce que le handicap est fonction d’une situation, il n’est pas intrinsèque à une personne), je dis « les handicapés », parce que dans cette société on est handicapé au quotidien au point de ne plus imaginer que c’est une situation mais un statut. Alors je vais me permettre de dire « les handicapés », pour cette fois-ci. Et vous savez quoi, c’est le premier janvier, on va se dire et se souhaiter des gentilles choses, c’est la tradition après tout. Laissez-moi commencer : les handicapés vous disent merde.
Ah zut c’est pas épicène. Les personnes handicapées vous disent merde.
PS : mon camarade Jacques me rappelle son article Je suis handicapé et tu m’emmerdes qu’on lira à profit pour savoir ce qu’est un quotidien de personne handicapée. Il parle de son fauteuil roulant mais aussi de la semelle de mes pompes. Oui, oui.