C’était un atelier carré, de trois ou quatre mètres de côté au maximum, qui faisait le coin d’une cour, carrée elle aussi, murée sur trois côtés. Peut-être, il y a longtemps, un corps de ferme rattrapé par l’orée de la vie urbaine, allez savoir, il faudrait excaver un cadastre ancien. S’y entassaient des outils du sol au plafond, objets énigmatiques qui ne disent pas au profane ce qu’ils savent faire. La teinte ambiante était dans les gris, le bois, clair pour les sabots en devenir, sombre pour les rognures et les cuirs qui avaient pu servir de base à une sangle. Et puis la rouille, aussi, de vieux outils suspendus.
De son visage aucun souvenir, je voyais à hauteur d’enfant – pas tout à fait, j’étais au lycée. Mais quand on est au lycée on croit qu’on n’est plus un enfant, et des décennies plus tard on est indulgent. Je revois son tablier, une chemise blanche qui avait oublié depuis longtemps comment être éclatante. Des mains sérieuses – j’aurais pu dire « burinées » mais non, « burinées » c’est pour les pommettes des marins, pas pour les mains du sabotier. Enfin je ne sais pas.
Et donc un établi, car il faut un établi pour compléter le tableau ; un établi dont je ne me souviens ni de la forme ni de la couleur ni de la taille ni rien de rien. Il était là, sous les trucs et les bidules.
Il faut dire que je le voyais de la rue, je marchais pour aller ou revenir du lycée. Dix minutes qui séparaient deux mondes, celui des copains et celui des copains. Un seul monde finalement peut-être, à la réflexion, mais entre les deux, pile au milieu, une autre époque, celle où on ne parlait pas d’économie, de langues étrangères, de guerres mondiales, de dérivées ou d’intégrales ; une époque vraie, ancrée dans le réel par ces mains qui vrillaient patiemment une mèche dans un morceau de bois pour commencer à creuser ce que le ciseau finirait. Pas besoin d’embauchoir dans du bois, la forme tiendrait la durée d’une vie.
Et puis, peu après, j’ai rencontré le chien qui s’ennuyait à côté de l’atelier, dans un jardin presque en friche, tellement mal entretenu qu’on aurait dit ces entrées de maisons à l’abandon dans les films. On entend grincer d’ici le portail rouillé. C’était un labrador rebondi, qui distrayait son ennui en s’avachissant contre le grillage un peu mou qui le séparait de la rue (il était un peu mou lui-même), et en attendant les caresses patientes quand on passait là. Bonjour le chien, ça va, tu ne t’ennuies pas trop ? On restait ce qu’on pouvait et puis on repartait, le temps passe mais ne s’arrête pas du tout, lui.
Un jour l’atelier a disparu, n’est resté que le mur qu’il partageait avec le jardin. Je n’ai découvert son absence que plus tard, par surprise, après avoir quitté le nid et fait l’adulte quelques années. Le chien avait dû mourir depuis longtemps déjà, et aujourd’hui le trottoir de terre sableuse est un goudron et le jardin un rond-point.
Je dis souvent à qui veut m’entendre que nous, les gens du Web, sommes des artisans, des sabotiers. Que nous apprenons et transmettons notre savoir comme par le compagnonnage, avec nos apprentis, avec les gens que nous écoutons quand ils nous montrent leur coup de main, leurs astuces.
Mais nous, nous ne faisons rien de nos mains, ni le manger, ni le s’habiller, ni le se tenir chaud sous un toit, ni le rire, ni la beauté, ni l’amour. Rien d’important, en somme.
Je me rends compte, comme une épiphanie, que c’est ce monsieur tournant sa mèche dans un sabot en devenir que j’évoque mentalement quand je parle d’apprendre mon métier et de le transmettre. Pas d’esbroufe, pas de baratin, pas d’escroquerie, pas d’illusions pour pousser les gens à croire à ce qui n’existe pas. Juste du travail qu’on espère bien faire.
C’est déjà pas mal.