L’effort, la mémoire, l’âge qui avance

Il y a des choses faciles pour certaines personnes, qui épatent la galerie, et il il y a les choses pour lesquelles on fait un effort énorme, et personne ne le voit.

Je lisais chez Stephanie :

I am in a somewhat paradoxical situation where many of the things I receive most praise and recognition for are those that cost me the less – and those that cost me the most go completely unnoticed. This means that I have trained myself, all my life, to consider the efforts I make as “normal” rather than recognise that I am pushing myself.

Si je traduis :

Je suis dans une situation un peu paradoxale où de nombreuses choses pour lesquelles on me félicite et on me crédite sont celles qui me coûtent le moins — et celles qui me coûtent le plus passent complètement inaperçues. Ça veut dire que je me suis entraînée, toute ma vie, à considérer que mes efforts sont « normaux » au lieu de réaliser que je me fais violence.

Ça résonne énormément dans ma petite tête. Ça a même tourné toute la journée.

Je suis capable très fréquemment de citer tel dialogue de telle page de BD ou de tel film, tel morceau, telle peinture. Et souvent : faire une citation, puis rebondir en disant que « d’aucuns plus cultivés saisiront à l’instant l’allusion » [1]. Faire une citation, et citer une œuvre qui cite la citation.

Je suis capable de me souvenir d’un tas de trucs franchement inutiles au quotidien : un étage c’est 16 marches [2], mon chat n’a qu’un poil au sourcil de l’œil gauche, la descente du RER vers le tram fait 66 marches.

Je suis capable de faire des conférences, et les retours sont souvent que oulàlà tu as dû beaucoup répéter pour être à l’aise et oulàlà ce serait dur de s’imaginer à ma place, alors que ça m’est assez naturel —pas avec le talent de nombreuses personnes dont les conférences sont passionnantes et exemplaires, cela dit. [3]

Je suis capable sans regarder de te dire que Casltetownbere a 850 habitants, alors que j’y suis passé cet été et que l’information ne m’a été donnée qu’une fois. Et sur le fond, on s’en tamponne quand même un peu le coquillard, de savoir le nombre d’habitants de Castletownbere quand on n’habite pas à Castletownbere. Et même, je crois que tout le monde se fout de savoir que ça s’écrit Castletownbere. [4]

Cependant je dois faire un effort énorme, mais alors vraiment énorme, pour me rappeler que telle personne est dans telle souffrance ou vit/a vécu telle chose. Et je ne parle pas de vagues collègues entrevus lors d’une réunion, non. Je parle de personnes très proches. De ce qu’elles me confient, de ce qu’il me tient pourtant à cœur de conserver en mémoire.

J’ai tellement mauvaise mémoire pour tous ces sujets-là qu’il y a peu, des amis proches mais que je ne vois que de loin en loin ces temps-ci ont été étonnés que j’affiche mon ignorance totale, en toute bonne foi, d’un sujet de douleur qui dure depuis un an. Comme on ne s’est vu que très rarement sur cette dernière année, et dans des circonstances peu propices aux discussions très personnelles, je n’ai pas su dire s’ils me l’ont dit et je l’ai oublié, ou s’ils ne me l’ont pas dit du tout.

Alors je culpabilise encore plus, et je n’ose pas dire « vous êtes sûrs ? » parce qu’effectivement le problème est généralement de mon côté. C’est dur pour eux évidemment.

Jusque-là on me pardonne, mais je tends le dos quand ce sera la fois de trop.

Encore plus fou, j’ai un mal de chien à me rappeler aussi de très bonnes choses, tel restaurant il y a six mois, telle fête de famille, mais si allons, c’était l’année dernière. Là il ne devrait pas y avoir de souci comme, je ne sais pas, le réflexe qui fait qu’inconsciemment on veut oublier les mauvaises choses.

Chaque fois qu’on parle d’un sujet personnel, je marche sur des œufs comme un diplomate ; ou comme une voyante qui voit à tes sourcils levés que tu viens pour tel ou tel sujet.

J’ai l’impression qu’en vieillissant [5] un certain nombre de choses m’échappe. Dit ainsi ce n’est guère une nouvelle [6], c’est le lot de tout le monde. J’en veux pour preuve le lexique qui me devient régulièrement fuyant (et encore plus en anglais), la traduction de mots ou de phrases qui devient poussive (mettons ça sur le compte du manque de pratique peut-être).

En tout cas je n’ai jamais été très bon pour la compétence de « mémoire affective », et la remarque de Stephanie fait mouche pour moi dans ce cas : il y a les choses « faciles » qui épatent la galerie (la culture, le lexique, les raccourcis clavier, nyanyanya), et les choses qui me demandent un effort énorme et pour lesquelles je continue à ne pas être bon (un ennui de santé ?, attendez que je me rappelle).

J’y pense à l’instant : un jour récent, chez un spécialiste, c’est lui qui me dit que je suis déjà venu le voir il y a 10 ans pour le même symptôme, dans le même cabinet où je n’ai aucun souvenir d’avoir jamais mis les pieds. Donc quand j’y pense cette mémoire est davantage que sociale, elle est personnelle, pour moi et pour celles et ceux qui sont pas loin à portée de bras.

On me reconnaît ma sollicitude et ma bonne volonté, le plus souvent même on me pardonne, mais je suis le premier à être exaspéré par tout ça. Et je ne sais pas comment le changer, ni même si je peux.

Notes

[1Oui, c’est une citation en rebond de citation, dans Le génie des alpages de F’murrr.

[2Pour un étage classique. Pour ma cave c’est 14 parce que le plafond est plus bas. Pour les étages dans les bâtiments professionnels on est vers les 22 en moyenne. Et quand je trouve un escalier plus dur ici ou là, je constate que c’est une hauteur normale mais il n’y a que 15 marches. Et je le dis, et on me regarde bizarrement.

[3Je stresse à mort (comme tout le monde) mais c’est un autre problème.

[4Avec un peu de chance vous avez abandonné mon article et vous êtes sur Wikipedia pour voir si des fois je n’ai pas fait de faute en l’écrivant. J’en profite pour voir qu’il y a 860 habitants, et je ne l’oublierai plus. CQFD.

[5Hé oui bientôt 55 ans, ça s’appelle vieillir, et on se leurrerait de croire que de nos jours allons, on vit jusqu’à 80 ans, donc on n’est pas vieux à 55. Soit, mais on vieillit chaque jour où on ne grandit plus.

[6Tu vois, ça c’est une citation par exemple. Le Musée Desombres, Schuiten et Peeters.

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