Pendant quelques jours, on n’aura pas entendu de remarques antisémites.
Pendant quelques jours, Marine Le Pen a ressenti plus fort son hérédité (ça doit faire du bien, non ?) [1], Valérie Pécresse nous a fait rire comme à son habitude (ah tiens finalement rien n’a changé).
Pendant quelques jours, on a pris du recul sur l’apologie du blasphème qui donne d’un côté un blanc-seing à Charlie, et sur la liberté d’expression qu’on questionne d’un autre côté face à l’antisémitisme de Dieudonné. Je me permets juste de hasarder qu’il y a quand même une différence entre critiquer plus ou moins maladroitement la religion et l’incitation à la haine raciale [2]. Mais au moins on y aura réfléchi. En tout cas moi, j’y aurai réfléchi, qui habituellement suis davantage dans la course à l’échalote que dans l’épistémologie [3].
Pendant quelques jours, les gens vont acheter la presse, qu’on dit moribonde ; se féliciter que les concurrents se soutiennent et s’entraident (si ça ce n’est pas un idéal de gauche, hein ?).
Pendant quelques jours on aura pu se lâcher sur l’humour noir, presque autant que les Belges que j’admire pour ça.
Pendant quelques jours, tous les commentateurs politiques auront pu gloser sur le sens profond du verbe être : « Je suis Charlie, » « Je ne suis pas Charlie, », et « la jeunesse se reconnaît dans tel slogan » par-ci, et « Je suis mulsulman, je suis juif, je suis flic » [4] par-là.
Pendant quelques jours on va prendre conscience que les mosquées sont souvent moches, ici cave, là entrepôt (Vendôme) réutilisés, si possible non ostensibles parce que ça emmerde un peu les municipalités, tandis que les temples des autres religions sont quand même vachement présents dans le paysage. L’antériorité historique n’explique pas tout. Les attaques contre les mosquées se seront multipliées ces derniers jours, malheureusement mille fois moins condamnées publiquement que tout le reste. L’habitude a la couenne dure [5].
Pendant quelques jours, on va sourire aux musulmans au lieu de les regarder de travers. Toujours ça de pris. Et aux bonnes sœurs aussi, tiens, y’a pas de raison ! Pendant une bonne partie de ma vie, j’ai été farouchement anti-clérical. Maintenant, je reconnais que les religions ont été un facteur d’éducation quand on n’éduquait pas à l’école, de loi avant les lois, de stabilité et de cohérence sociale avant que la société civile ne soit suffisamment construite pour assumer ce rôle. Et puis si ça sert de béquille aux gens qui n’ont pas la force d’affronter le néant spirituel [6], grand bien leur fasse tant qu’ils ne me font pas chier avec ça.
Pendant quelques jours (puisque je parle de « faire chier »), dans mon petit foyer nous avons parlé très crûment aux enfants et leur avons permis de parler crûment, fait bouger les lignes et réfléchi à ce qui est permis dans la transgression, la politesse et les registres de langue dans l’éducation que nous leur donnons.
Pendant quelques jours on va se dire bonjour dans les kiosques bondés. De toute ma vie je n’avais pas vu ça, mais ce matin… chez mon kiosquier, on rigole, on s’apostrophe : « Y’a plus de Charlie ! — Ah bon merci, bonne journée à tous hein ! » Pas un triste « Messieurs-dames » lâché dans un souffle comme par obligation par les gens de plus de cinquante ans, non : les clients sortent en lâchant jovialement à la cantonade « Bonne journée tout le monde ! »
Et pendant quelques jours on a bien rigolé, c’est toujours ça de pris.
Comme quoi, on peut remercier Mikhaïl Kalachnikov (1919-2013), créateur de l’AK-47, dit Kalachnikov [7] : à l’extrême opposée de ce qu’ils ont souhaité, l’obscurantisme aura reculé, l’espace de quelques jours. On verra ce que ça durera. Comme on dit en France : inch’Allah.