Alsacréations fête les dix ans de son nom de domaine, Raphaël s’en réjouit (avec raison) [1], mais la fête tombe un peu à plat quand QuentinC pointe du doigt le manque d’accessibilité des sites web, qui se fait toujours aussi durement sentir.
J’ai suivi de loin sur Twitter une discussion qui est sortie de ce message de forum, notamment une remarque de Nicolas qui dit qu’on ne doit pas se laisser aller au défaitisme. Ce n’est pas forcément du défaitisme, mais en tout cas c’est l’abattement bien réel d’un utilisateur concerné au premier chef.
QuentinC n’a pas tort sur le fond : l’immobilisme lié à l’accessibilité est toujours très fort, à tel point que les clients eux-mêmes n’entendent souvent même pas qu’ils ont besoin d’accessibilité. Je le vois souvent au quotidien dans mon travail, où « ça n’a pas été vendu », et on verra plus tard.
Ça n’a pas été vendu
C’est un réflexe naturel de management, que font remonter souvent les chefs de projet. Malgré les vœux pieux de la communauté qui gravite autour des Openweb, Paris Web, Sud Web, Alsacréations et j’en passe, le monde réel n’inclut pas, et ne peut pas inclure, une accessibilité optimale par défaut.
Triste mais réel problème : croire qu’on peut intégrer dès le début l’accessibilité dans un projet sans surcoût est une méconnaissance des projets Web modernes. On peut dès la conception être vigilant, lever des alertes (couleurs, tailles de polices, widgets à proscrire), limiter les risques, ça n’empêchera pas qu’un site Web moderne comportera un volume important d’éléments interactifs : sliders, carrousels, menus déroulants, validation de formulaires à la volée… et encore, je ne mentionne que les plus fréquents.
Et, croyez-le ou non, nous continuons à tâtonner pour faire au mieux [2], mais il n’y a pas de magie. Décider de faire de l’accessibilité dès le début du projet ne résout pas magiquement les problèmes, c’est comme ça. Le seul intérêt, c’est de réduire le coût lié à l’accessibilité, mais pas de le faire disparaître.
Il faut donc prévoir du temps, et par conséquent de l’argent, et ça n’est pas systématiquement intégré au chiffrage d’un projet.
Ce n’est même pas la faute des commerciaux, ne leur jetez pas la pierre.
On verra plus tard
Souvent, comme dans tous les devis que vous et moi faisons faire pour notre maison (et vous et moi avons la même approche quand nous demandons qu’on refasse notre cuisine ou qu’on change les fenêtres), on souhaite avoir le meilleur résultat au prix le plus économique, c’est légitime.
S’il faut tailler dans un budget, et si l’on veut garder les fonctionnalités principales attendues par le client, la coupe se fera sur « les extras, » et je n’y peux rien, c’est comme ça, l’accessibilité en fait partie.
Pourquoi ? Parce que la plupart du temps, les gens qui décident ne sont pas handicapés, et que l’humanisme c’est bien mignon, mais ils ont d’autres enjeux en tête.
Par ailleurs, je l’ai constaté, dès qu’on dit « accessibilité » les gens continuent à entendre « cour des miracles » et « indigents. » Oui, c’est déplorable, nous sommes encore au moyen-âge, pardon de briser des rêves.
Le cas le plus fréquent se résume donc à : bon d’accord, tu es très fort, tu m’as convaincu, mais là je n’avais pas prévu le budget, alors on verra lors d’un lot 2 correctif.
Des arguments
Ce qui fonctionne, quand la fibre humaine qui devrait être le seul moteur n’a pas marché, ce sont les chiffres : la longue traîne, par exemple. Rappelons que 15% de la population européenne sont considérés comme étant en situation de handicap.
Quinze pour cent.
Je vais le redire pour que ça rentre bien : quinze pour cent. Une personne sur six.
L’argument massue que je pousse est celui-ci, puisqu’il faut parler d’argent : êtes-vous prêt à laisser un client sur six à votre concurrence ?
Autre argument, qui pour le moment fonctionne seulement avec les instances publiques (jusqu’à ce que les class actions arrivent en France) : l’accessibilité est une obligation légale, et nous disposons de tous les outils normatifs pour assurer un niveau raisonnable d’accessibilité [3].
Je ne sais pas pour les autres pays, mais les français en tout cas ont une logique simple : si ce n’est pas rendu obligatoire par la loi, on ne va souvent pas s’embêter à suivre les conseils.
Vous voulez un exemple ? Les limites de vitesse sur la route, que j’ai toujours trouvées sensées, et donc toujours observées, n’ont été massivement respectées en France que quand les radars ont été déployés à grande échelle.
La peur du gendarme marche partout de la même manière, et l’accessibilité Web ne fait pas exception. Le fameux « lot 2 » dont je parlais plus haut arrive de plus en plus fréquemment.
Quelques bonnes nouvelles
Après tout ce que je viens de dire, on ne peut que comprendre l’abattement de QuentinC. Moi par exemple, je suis un peu handicapé, mais pas suffisamment pour être bloqué sur le web où que ce soit.
Pourtant les points bloquants abondent encore :
- Les contenus vidéo ne sont jamais systématiquement sous-titrés, donc Sophie ne peut pas les consulter. Point bloquant.
- Les vidéos, toujours elles, sont encore très souvent contenues dans un objet Flash : au clavier avec Firefox, j’y entre et je n’en sors plus. Point bloquant.
- Les widgets déjà développés sous forme de plugins pour votre bibliothèque JavaScript de prédilection, dont toute l’interaction est assurée par des
div
vides stylées pour ressembler à des boutons, inutilisables avec un lecteur d’écran. Point bloquant.
Nous avons malheureusement tous, nous autres experts accessibilité, un tableau de chasse navrant d’exemples comme ceux-ci, et leur nombre ne diminue pas.
Ce qui peut et doit rassurer les utilisateurs handicapés, c’est que nous sommes de plus en plus nombreux à nous battre pour faire comprendre au client que les utilisateurs ont besoin de ce que nous lui expliquons, même si lui, le client, ne verra pas la différence [4]. Les développeurs s’y sont mis, les designers aussi.
Nous parlons à notre client de démographie, nous lui parlons de population vieillissante (par exemple, le luxe n’aurait pas besoin d’accessibilité ? Mais qui achète du luxe ? Pour une proportion non négligeable, des gens dont les capacités physiques ne sont pas optimales [5]).
Ironie de l’histoire : C’est au moment où les WCAG1 ont été le mieux digérées par les développeurs web, au moment où le rapprochement entre le normatif et le développement réel a été le plus patent, que le Web2.0 est arrivé (applis full Ajax, clients riches, etc.). Tout était à refaire.
La bonne nouvelle c’est que de nos jours, tout le monde sait déjà ce qu’est l’accessibilité. C’est un début, ne nous arrêtons pas en chemin.
Vous allez dire que je fais dans l’affect…
… mais c’est ce qui sépare l’homme de la bête sans âme. C’est notre devoir envers les utilisateurs handicapés, qui n’ont pas d’autre choix que de subir.
C’est mon devoir envers Blaise M., aveugle qui m’a mis le pied à l’étrier. C’est mon devoir envers Olivier D., malvoyant qui est comme un aveugle devant son écran. C’est mon devoir envers José F., aveugle. C’est mon devoir envers Sophie. C’est mon devoir envers Vincent A., dans son fauteuil roulant. C’est mon devoir envers QuentinC, parce qu’en rendant les sites accessibles je contribue à lui donner une vie normale.
Et pourquoi se soucier de ces gens-là, hein ? Pourquoi ? Parce qu’ils sont riches d’un tas de choses, en premier lieu l’amour de la vie qui fait parfois défaut aux costards gris trop pressés de gagner leur prochain million pour leur patron.
Avant d’être handicapée, une personne handicapée est une personne. Ne l’oubliez jamais quand vous faites le choix, sciemment, d’omettre l’accessibilité dans un site web. Une légende circule dans les milieux de l’accessibilité, celle d’un chef de projet d’un portail très fréquenté qui n’avait aucune envie de rendre son site accessible, puis qui s’est cassé les bras au ski, puis qui a revu l’ordre de ses priorités.
Avant d’être handicapée, une personne handicapée est une personne. Ce n’est ni du misérabilisme (« rendez-vous compte, ces pauvres handicapés ») ni de la démagogie. Si je vous prive d’un truc qui vous semble légitime, vous protesterez. Et vous aurez raison.
Vous voulez encore un sale petit secret de développeur ? Il est plus facile, infiniment plus facile, de faire un site inaccessible.
Et un dernier secret, son pendant inverse : tous les clients qui ont eu à « subir » un accompagnement en accessibilité s’en sont déclarés contents. Figurez-vous que non seulement on récupère une partie de la « longue traîne » dont je parlais plus haut, mais on peut afficher fièrement un taux de conformité au RGAA, et en plus ça fera tout chaud à votre petit cœur d’humain.
Je ne désespère pas de faire comprendre à tous les clients que l’important c’est l’autre, et même si je sais que c’est un doux rêve, ça ne m’empêche pas de continuer de me battre.
Il est dix heures du matin ce vendredi, le soleil brille : au boulot, un de mes clients attend du conseil en accessibilité sur ses maquettes graphiques.