Un suicide

Ça arrive. Ce n’est pas un accident, c’est une horreur, pour ceux qui le commettent autant que pour ceux qui restent.

L’amie d’un ami vient d’en finir. Elle n’était pas très vieille mais elle en avait assez de souffrir.

Mon ami s’exclame qu’elle n’avait pas le droit de faire ça, que c’est faire preuve d’un énorme égoïsme, que c’est ne pas penser à ceux qui restent.

J’ai du mal à entendre toute cette douleur, et j’entends surtout le choc de mon ami et son indignation devant le choc. La colère est souvent la première couche de la tristesse, la partie émergée qui doit s’exprimer avant que les couches profondes du deuil ne se mettent en place.

On discute, et il me dit que non, qu’il a toujours pensé que le suicide quand on a des proches est un acte de profond égoïsme, qui laisse les autres dans un désarroi impossible.

Qui n’a jamais pensé à en finir me jette la première pierre, mais j’ai le même secret que la plupart des gens : j’ai un jour pensé à en finir, quand la douleur devient trop grande et qu’on ne sait plus comment s’en sortir, vers qui se retourner pour en sortir.

Il y a un moment où la douleur est insupportable, et j’ai la chance d’avoir toujours su soit la surmonter, soit savoir qu’elle allait passer [1].

Mais c’est une chance, une chance énorme, que n’a pas eu l’amie de mon ami.

Par contumace, je suis triste pour ces gens que je ne connais pas, autant pour celle qui a commis l’irréparable que pour ceux qui restent. Quand on dit « pitié » c’est toujours pensé comme péjoratif. Alors ne parlons pas de pitié mais de compassion.

Ils ne sauront jamais que j’ai écrit ces mots, ils ne me connaissent pas et je ne les connais pas, mais je suis triste pour eux, avec eux.

Notes

[1La migraine par exemple est une douleur abrutissante et insurmontable, que je ne supporte que parce que je sais qu’elle durera au pire 72 heures.

Commentaires

  • Nath (23 septembre 2013)

    J’ai vécu ça il y a 11 ans et je l’ai plutôt vécu comme un échec de ma part à n’avoir pas pu le sauver de l’irréparable. Je n’ai jamais trouvé son geste égoïste, mais comme attendu dans l’absolu et inattendu dans le moment où il l’a commis. J’ai toujours su que ce moment arriverait, je me raccrochais à de vains espoirs qu’il ne passe pas à l’acte. Ce soir d’avril, il a appelé à 2 heures du matin. Je n’ai pas décroché car je n’étais pas d’humeur à supporter sa déprime. Ce fut moi l’égoïste...

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  • Stéphane (23 septembre 2013)

    Nath : Je décroche toujours. Un jour j’ai appelé un pote au Japon, c’était la nuit pour lui et je n’avais même pas pensé au décalage horaire. Il ne sait pas le bien qu’il a fait en étant là. Alors maintenant, je décroche toujours.

    Et des bisous pour toi.

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  • Nico (23 septembre 2013)

    C’est étrange : j’ai flirté pendant des mois avec une douleur souffrance que seule la morphine calmait légèrement (double hernie discale), et je n’ai jamais songé sérieusement à en finir, même si je me trainais plus qu’autre chose.

    Curieusement, dans ces moments-là et d’autres pas très glorieux, j’ai plus souvent passé mon temps à rassurer mon entourage, qui visiblement s’en faisait plus pour moi que moi-même.

    Qu’on soit clair : je ne juge pas ceux qui y ont pensé, ce n’est pas le propos, je me demande comment on peut arriver à un tel point de désespoir ? Et surtout pourquoi autant de gens y arrivent ?

    Je sais par exemple que depuis mon point de vue provincial, les "accidents de personnes" comme on les appelle sont monnaie courante, mais j’arrive pas à comprendre qu’on puisse trouver normal que ça soit aussi fréquent. Cela me choque, ça m’interpelle même.

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  • Nico (23 septembre 2013)

    Nath : je vois pas en quoi c’est égoïste.

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  • MAD (24 septembre 2013)

    Mon très cher ami,

    un grand merci pour ton post, c’est encore une fois la preuve de cette humanité immense qui t’habite. Je profite donc de la tribune que tu nous offres ici pour détailler un peu ma pensée (le temps que nous avions lorsque nous devisions étant compté).

    Comme beaucoup d’entre-nous, j’ai aussi pensé en finir, quand tout semblait perdu, quand la situation semblait tellement inextricable que la seule issue possible ne pouvait qu’être fatale, quand la souffrance psychologique [2] était trop intense et que la mort me semblait finalement un remède plus doux. Mais à bien regarder la mort en face, on se rend compte qu’entre le fait d’y penser, de l’envisager comme un choix, et le passage à l’acte, il y a un fossé que beaucoup ne franchiront pas (et c’est tant mieux).

    Je comprends la détresse, et je comprends le suicide. Mais j’en distingue plusieurs formes.

    Je peux comprendre le geste du seppuku, dans une culture où l’honneur est le point d’ancrage de la société, et où le déshonneur est un sort pire que la mort. C’est un choix que je reconnais, auquel je ne trouve rien à redire.

    Je comprends le suicide lorsque tout est perdu, et lorsque c’est la seule décision qui demeure un choix conscient. Je suis favorable au "droit à mourir". L’homme enfermé dans son corps par un locked-in syndrom ; celui qui sent son corps s’échapper ; celui qui sait qu’aucun retour en arrière n’est possible. Je te parlais hier du geste de Mireille Jospin. J’y trouve une certaine dignité assumée : celle de prévenir ses proches, d’expliquer son geste, d’en parler, et de préférer partir quand il est encore possible d’avoir ce choix, mais sans précipiter les choses. Ceux là je les comprends, et je leur offre toute ma compassion, toute ma tristesse. Je respecte leur choix, et je suis profondément convaincu que ce sont de grands hommes et de grandes femmes d’avoir autant de lucidité sur leurs propres souffrances et leurs propres vies.

    Là où je te dis que je ne comprends ni n’accepte le suicide, c’est quand il prend cette forme d’égoïsme la plus totale. Quand il est l’expression la plus visible d’une fuite. La vie est difficile. Elle l’est pour chacun de nous. A des degrés différents, avec des seuils de tolérance chez chacun qui ne sont pas comparables. Mais la vie est difficile. Pour tous. Mais quand tu n’es pas seul, quand des amis sont là pour te tendre la main, pour t’écouter, pour t’aider ; quand ils décrochent leur téléphone en pleine nuit, et qu’il traversent le pays pour te rejoindre, le téléphone vissé à l’oreille, parce que tu ne vas pas bien ; quand tes enfants comptent sur toi, parce qu’ils n’en sont qu’à l’aube de leur vie, aussi nus qu’un oisillon ; quand tes souffrances ne sont finalement que celles que tu t’inventes ; alors là, non, je ne comprends plus le suicide. La posture d’échec est confortable : elle est toujours beaucoup plus facile à tenir que la lutte incessante contre tout ce qui peut t’emporter vers le bas, c’est l’attraction gravitationnelle de nos sentiments. Quand le suicide est l’expression de cette posture d’échec que tu auras préféré garder malgré toutes les mains tendues de tes amis pour t’aider à remonter, alors ne compte pas sur moi pour t’offrir cette compassion.

    Donc oui, aujourd’hui, je suis en colère. Je ne crois pas qu’il s’agisse uniquement des premières couches du deuil. C’est un discours que je tiens depuis bien longtemps, parce que mes convictions sont profondément enfouies en moi. Cette amie a choisi de partir en laissant une fille orpheline qui va devoir apprendre à se débrouiller seule dans la vie, sans avoir eu la prudence de l’armer suffisamment. A son égard, comme à celui de tous ceux qui depuis des années ont lutté pour l’aider à sortir de cette situation d’échec dans laquelle elle s’enfermait, c’est une trahison. Ni plus, ni moins.

    Nous fondons notre société sur des échanges, et sur une confiance mutuelle que nous nous attribuons tous. L’ensemble constitue un équilibre, une diffusion osmotique des émotions et des sentiments. Chacun est libre d’y donner ce qu’il souhaite et recevra en retour. Notre humanité se construit sur cet équilibre : donne pour recevoir. Tu ne peux pas demander à recevoir, réclamer l’aide, et refuser de donner à ton tour en t’enfuyant, quand d’autres comptent sur toi. La fuite, quand elle conduit à l’abandon de ceux pour qui tu comptes, n’est probablement jamais pardonnable.

    Donc oui, je suis en colère. Et, tant pis si je provoque, ou m’attire des regards outrés par ma froideur et mon détachement, mais à ceux qui franchissent finalement le fossé quand rien ne les y pousse que leur propre égoïsme, je n’offrirai pas ma compassion…

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  • Stéphane (24 septembre 2013)

    MAD : Je ne connais évidemment pas l’histoire en détail, mais il y a un moment où la douleur échappe à toute rationalité.

    Paix et amour, hein ?

    Répondre à Stéphane

  • Sacrip’Anne (24 septembre 2013)

    Oui, toujours le téléphone allumé, sur la table de chevet, au cas où (et fuck les ondes).

    Répondre à Sacrip’Anne

  • Matthieu (24 septembre 2013)

    J’ai connu ça, le désespoir, il y a longtemps.
    Chaque jour je fais ce qu’il faut pour ne plus jamais revivre ça. Une personne était là au bon moment. Un ami proche.
    Aujourd’hui, ceux qui me connaissent vraiment savent que mon téléphone reste allumé même la nuit s’ils en ont besoin. Je ne sais que trop le bien que ça fait d’avoir quelqu’un à qui parler dans les mauvais moments.

    Répondre à Matthieu

  • MAD (24 septembre 2013)

    Stéphane : off course, et tu le sais bien ;)

    Et justement, beaucoup d’amour ! C’est peut-être le seul truc capable de nous garder les pieds sur terre et la tête dans les nuages quand tout le reste se barre…

    Répondre à MAD

  • stéphane (10 octobre 2013)

    Merci, je suis tomber dessus par hasard et oui j’ai eu mal en lisant, tout est dit. ....

    Alors j’y pense et puis j’oublie, les yeux sont piquant et larmoyant en repensant a ce que je viens de lire.

    ça laisse a réfléchir ; Alors que fait je ?

    Tu ne peux pas demander à recevoir, réclamer l’aide, et refuser de donner à ton tour en t’enfuyant, quand d’autres comptent sur toi. La fuite, quand elle conduit à l’abandon de ceux pour qui tu comptes, n’est probablement jamais pardonnable.

    Alors je vais encore réfléchir jusqu’à la prochaine fois, ou tout semblera noir, sans issue, difficile.

    et la j’espère retrouvé le lien de cet article qui m’a redonné envie, envie de vivre, de vivre pour les autres et non plus pour moi.

    Répondre à stéphane

  • Stéphane (13 octobre 2013)

    stéphane : Quand les gens disent « l’irréparable, » ce n’est pas un euphémisme. On n’a qu’une chance.

    Merci pour ton message, et garde les yeux ouverts, il fait jour dehors.

    Répondre à Stéphane

  • Dwar (7 novembre 2013)

    Bonsoir,

    Je suis très touchée par ces témoignages. Un ami veut en finir. Il cri à l’aide et comme Nat mon téléphone est ouvert... Mais il dit que personne ne peut l’aider.

    Il consulte pourtant... Et pas n’importe qui, il va a un institut reconnue pour gérer des troubles "résistants". Malgré tout rien ne semble faire... J’appréhende vraiment la suite. Je crois qu’il y a d’autres solutions mais je ne sais pas comment l’aider à le voir...

    Ce n’est pas un manque de respect envers lui de le vouloir vivant...

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  • Stéphane (7 novembre 2013)

    Dwar : Bon courage. Embrassez-le de notre part, si ça a du sens.

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