Trois jours ? Mon oeil !

Jessie préparait un numéro spécial des Nuées sur l’Administration, l’armée, la fonction publique dans son ensemble, et du coup, j’ai écrit cet article, qui n’est pas de la première fraîcheur, mais enfin.

Ami lecteur adolescent, je vais de ce pas t’édifier en te racontant comment j’ai vécu mes "trois jours", toi qui ne les vivras pas. Ami lecteur qui les as connus, mesure ton expérience à l’aune de la mienne.

Le petit matin, l’esprit embrumé, je me retrouve à la gare de Blois, puisque ma convocation me dit que de là, l’Armée met gracieusement à ma disposition un transport (de troupes ?). Deux appelés se caillent les miches en uniforme, me happent et me demandent : "C’est pour le Centre de Sélection ?" Les nouvelles vont vite !

Nous voilà donc rendus dans une salle genre mini-cinéma dudit Centre de Sélection. Un type qui a dû grapiller quelques galons (oh, très peu, c’est un sergent-quelque-chose) à la force de sa grande gueule nous beugle de nous asseoir en silence, et on nous projette un court-métrage qui ne devait pas être un chef-d’oeuvre, vu que j’en ai oublié jusqu’à la teneur.

Après, on nous emmène dans la cour, et on nous laisse poireauter. Un gentil gars (appelé, je crois), nous explique comment vont se passer les réjouissances. Test écrits, visites médicales, entretien avec un officier-orienteur. Bon.

"Qui veut faire les tests d’anglais ?" Je sais que je serai exempté, vu que je suis aveugle d’un oeil. Qu’à cela ne tienne, si je ne fais pas de tests, je suis bon pour une journée de poireau dans le carré. Allons-y donc. Tests d’anglais ? Moi ! Tests d’élève-officier de réserve ? Moi !

Le matin, nous faisons d’abord les tests généraux, histoire de voir ce que nous avons dans le ventre. Sais-tu conjuguer, ami lecteur ? Sais-tu compter ? As-tu l’esprit logique ? De la matière grise ? Du chou ? Oui ? Alors l’Armée t’aime, frère.

A dix heures (la récréation, autant dire), on nous reparque dans la cour, et on nous lit le palmarès de ceux qui sont jugés dignes de faire les tests complémentaires. On se croirait un jour de remise des prix à la communale. Je vais donc passer les tests d’EOR, après un film dans lequel on voit des brutes dont ne voudrait pas un entraîneur de boxe tellement ils donnent l’impression de manquer de cervelle dire qu’être EOR c’est être un fin psychologue qui aime le contact et l’encadrement. Je m’esclaffe et je plains les types qu’ils chapeautent, qui sont autour d’eux et qui font la moue.

Vient le tour des tests d’anglais, auxquels pour deux tiers je réponds en sachant, et pour un tiers au pif.

A la pause du midi, la cantine est immangeable, tout est normal. Un mien ami qui est en train de faire son service dans le mess des officiers (il a passé un bac hôtelier), me sachant dans le coin, m’alpague et me permet de passer en cuisine, où je découvre au passage qu’en remplacement du gruau, les gradés mangent des demi-langoustes. Mon copain me fait goûter des vins de noix et autres, que je me dois de goûter car ce sont les cuistots qui le font eux-mêmes. Au bout de trois ou quatre variétés du divin breuvage, je le somme d’arrêter (je ne bois pas une goutte d’alcool à cette époque-là), sans quoi je vais finir par ne pas me tenir droit pendant les tests médicaux.

Vient donc la visite médicale, après encore un peu d’attente dans la cour (et pour ceux qui n’ont pas fait les tests complémentaires, aucune activité depuis dix heures du matin). Ah, là, je constate que les conditions se sont améliorées depuis le temps de mon pôpa. On a le droit de rester en slip et en t-shirt. Ça tombe bien, ça caille. On te pèse (à dix kilos près), on te mesure (à dix centimètres près), et te voilà parti pour le manège des tests SIGYCOP (je ne sais plus bien ce que veulent dire les lettres, mais en français, c’est check-up !).

D’abord, à l’ophtalmologie, un type me demande de bien vouloir regarder dans un petit viseur, où un avion passe de flou à net et de net à flou, histoire de voir comme mes yeux sont bons. Aïe, l’oeil gauche. "Regardez droit devant vous." J’obéis, imbécile comme si j’étais de carrière, non sans prévenir que je ne vois rien de cet oeil-là, carnet de santé à l’appui. Mais il insiste. En vain, il tente une bonne dizaine de fois de faire faire "clic" à sa machine, qui s’obstine à faire "clic-clic", et ça le contrarie drôlement. Mais enfin, au bout de tout ce temps, il relève le nez de son appareil et me lance : "Vous ne voyez pas, de l’oeil gauche ?"

Le psy. Ah, grand moment, le psy. Comme moi, gentil lecteur, tu imagines un psy comme un type qui ne pouvait pas faire rugby à l’école vu qu’il était baraqué comme moi, qui avait le choix entre faire travailler ses muscles ou sa tête, et qui a été raisonnable. Pas du tout ! Un grand gaillard trentenaire (sans doute encore un appelé qui vient de finir son cycle d’études) en godillots de guerre et en treillis me fait asseoir, et commence à poser ses questions, le train-train : envies de suicide ? de meurtre ? Surtout, ce qui le taraude, c’est de savoir si je supporte la vie en collectivités. Oui, oui. "Mais vous êtes sûr ?" Oui, oui (in petto : cause toujours, je suis dispensé). "Non, mais, vous en êtes sûr, vous en êtes bien sûr ?" J’ai vraiment l’impression qu’il veut que je me plaigne, que je lui dise que je veux me tuer, que la vie est dégueulasse, que l’enfer c’est les autres, mais je n’ai pas envie (la flemme ? l’alcool ?). Et il insiste, et il insiste. Alors je finis par lui dire que je serai exempté pour mes yeux, et il lâche prise.

La fin de l’après-midi est conclue en beauté par la visite à l’officier-orienteur. Ce gentil Monsieur, sous des dehors bourrus, cache finement sa nature réellement bourrue. Il me fait vaguement comprendre que j’ai fait exprès d’être aveugle d’un oeil (je me demande même si ce n’est pas un complot qui remonte à mes parents, à y repenser), regarde mes résultats, qui sont incroyables : j’ai 38 sur 40 aux tests d’anglais, avec un tiers de pif ! J’apprendrai bien plus tard que les résultats sont gonflés pour tous les post-bacheliers.

Il appose le tampon "Exempté" sur mon dossier, et me lâche au moment où je me lève, comme si j’allais regretter de ne pas perdre un an de ma vie : "C’est dommage, vous auriez pu être interprète dans une ambassade."

Je sors avec un nuage de regret tellement léger que je ne pleure même pas, c’est dire. Je vois les pauvres types qui sont du groupe de l’après-midi, et je les plains parce qu’ils vont passer la nuit à la caserne. Le sergent-truc qui nous aboyait dessus au matin m’attend, la clope à la main, le sourire de connivence de l’homme qui accueille un autre homme au sein de sa corporation : "Alors ?" Quel plaisir, à ce moment-là, de pouvoir lui dire que je ne ferai pas mon service !

Commentaires

  • Bonjou, je ne sais pas si tu me liras.
    Très bon rapport sur les 3 jours à blois, j’ai fait mon service au CS10 et se fut un reèl plaisir de voir passer des gens(différents)comme toi tous les jours, j’avais moi même passé mes 3jours 1 mois avant et ce fut un plaisir de découvrir les coulisses de ce circuit où la plupart des G.O. sont des appelés avec des cons près pour s’engager et d’autres bien cool.
    Bravo pour les 10 cm et les 10 kilos de tolérances car c’est vraiment le cas.
    Repos

    Répondre à Fabrice

  • Je te lis Fabrice, je te lis :)

    Merci de ton message.

    Répondre à Stéphane

Qui êtes-vous ?
Votre message

Ce formulaire accepte les raccourcis SPIP [->url] {{gras}} {italique} <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Lien hypertexte

(Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)