Le bar des habitués

Près de chez moi il y a le bar de Fred.

Le bar de Fred, c’est un truc à l’ancienne, où il reste encore des gens qui oscillent doucement passé une certaine heure (pour certains, dix heures du matin) et fument par tous les temps leur clopiot au coin du bec sur le seuil, et j’évoque malgré moi les foules dans les cafés des bougnats sur les photos sous-contrastées du début du siècle (le vieux, le vingtième).

Mais Fred, ah !, Fred.

Il n’a pas accroché au mur le sempiternel truc en faïence affirmant joyeusement « N’écoute pas ton médecin, Fais comme lui, bois du vin » — non pas que je me moque, j’ai toujours trouvé ça assez spirituel sur le fond, et j’aime m’acoquiner en retrouvant mes racines.

Il faut vous dire que quand j’étais môme, j’accompagnais fièrement mon Papa le samedi matin pour faire son tiercé, prétexte bon enfant pour aller s’en jeter un petit dans ces bars où le blanc était si piquant qu’il vous attaquait les narines dès l’entrée, tandis que je buvais mon Orangina avec délectation au milieu du brouhaha jovial des blagues de comptoir que je ne comprenais pas.

Mais je m’égare.

Chez Fred, donc, les murs sont couverts de plaques émaillées improbables (que j’oublie à l’instant mais comptez sur moi pour y retourner prendre des notes), et d’affiches tout aussi improbables. L’une d’elles, par exemple, écrite en russe, évoque septembre, seul mot que je comprends en écarquillant les yeux et le cerveau [1]. Fred me raconte abondamment que l’affiche lui vient de tel client, puis embraye les anecdotes sur ledit, personnage improbable qui faisait des voyages d’affaires ici et là et qui un jour posa une mine anti-personnel sur le comptoir [2].

Je pense à Philippe Geluck qui fait dire à son Chat « Roger, un muscadet ! ». C’est trop précis, voire précieux. Dans le vrai monde on demande « un petit blanc » (cf. plus haut, aux poils de narine qui frisent) ou « une pression » pour « un demi de bière blonde à la pression ».

Mais chez Fred, attention : il y a le tout-venant que le public réclame (genre Kronenbourg), mais aussi un fût d’une bière de son choix ; la dernière fois c’était une ambrée dont le nom m’échappe mais qui tenait sa place à table.

Allez, imaginons que vous et moi soyons ensemble chez Fred et c’est mon tour de raconter une anecdote, que j’ai vécue directement cette fois : après une représentation théâtrale amatrice (de toute beauté, on se doute) où l’enthousiasme compense le manque de talent et de pratique, quelques membres de la troupe dont j’étais vont arroser ça chez Fred. S’y trouvent malgré l’heure avancée deux ou trois habitués, et comme la représentation était juste à côté, peut-être même qu’une ou deux personnes y ont assisté. Applaudissements à l’entrée ! Je prend une grosse voix façon acteur français des années soixante-dix, profonde et traînante [3], et je m’écrie « Merci, public adoré ! », tandis que nous sommes toutes et tous joyeusement unies dans une humanité simple de fin de soirée.

Je me dis que plutôt que d’acheter une machine à café à grains pour faire un espresso sachant que j’en bois un tous les trente-six du mois, je finirai bien à mon tour par faire de chez Fred un point de chute du samedi matin, et la boucle sera bouclée.

Et voilà comment on finit vingt-quatre jours du calendrier de l’avent auquel on s’est bêtement engagé envers soi-même. Il ne nous reste plus qu’à profiter de la trêve des confiseurs. Fred, remets-nous ça.

Notes

[1Oui parce que je déchiffre encore à peu près le russe, comme l’allemand : je sais le prononcer sans savoir ce que ça signifie. Il faut dire à ma décharge que je n’ai fait qu’un semestre de russe quelque part au début des années 90, quand je m’imaginais encore devenir linguiste. En passant on notera l’expression « écarquiller le cerveau » qui est un néologisme tout à fait acceptable dans ce zeugme lui-même fort à propos.

[2Je vous laisse rêver l’histoire, j’en ai oublié les détails mais j’étais hilare en l’écoutant.

[3Jean-Pierre Marielle, Philippe Noiret, enfin tu vois, quoi.

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