Âge

On vieillit un peu chaque jour.

Ce doit être la midlife-crisis, me dis-je, et, mon problème ayant un nom, je me sentis mieux l’espace d’un instant. Puis cet instant passa, et je me vis : la quarantaine passée, employé d’édition, succès moyen et salaire moyen, voiture banale, appartement correct, pas de famille, pas de compagne attitrée, aucun changement en vue ni en pire ni en mieux. Comme je commençai à m’apitoyer sur moi-même, je songeai à Achille mort, qui, dans les enfers, dit à Ulysse qu’il préférait vivre en étant journalier plutôt que d’être prince au royaume des morts.

Bernhard Schlink, Le retour

Je dis de temps à temps à qui veut bien m’entendre que « je me suis fait à ma médiocrité, » coquetterie de circonstance à laquelle les gens pensent que j’attends qu’ils répondent « mais non, mais non, » après quoi je précise que je veux simplement dire que je me suis fait à la banalité de mon existence, moi qui comme (presque) tout le monde ai pu croire un instant que j’allais être une personne importante [1]. En réalité je me trompe de mot à chaque fois, je dis « médiocrité » pour « normalité, » lapsus révélateur, je me suis fait à ma normalité, et c’est tant mieux : être un héros ou un grand artiste, c’est trop de travail, et trop ingrat.

Je suis très heureux d’avoir femme et enfants, et puis je fais ce que je peux à mon échelle (jamais assez, mais on fait avec).

Mais on vieillit, alors on se repose des questions.

L’autre jour, dans le loisir d’une soirée solitaire, j’ai cherché sur le web des noms de gens que je connais depuis l’école primaire, des amis de la fac (qu’en reste-t-il ?), de mes précédentes amours.

J’ai découvert deux ou trois choses.

D’abord, l’existence des gens n’est pas du tout aussi exposée sur le web que nous le croyons, vu depuis le prisme déformant de nos vies de geeks hyperconnectés. Au moins la moitié de mes recherches ne donne rien du tout, ni le nom dans les recherches textuelles, ni la moindre photo (bon sang, ils n’ont même pas de compte Facebook — tant mieux pour eux !).

Ensuite, ceux que je retrouve sont des vieux. Des vieux. Des gens avec des pattes d’oies, avec des cheveux gris. Je ne me fais pas d’illusion, je me regarde dans la glace : quand on s’y voit tous les jours on a du mal à s’entendre vieillir, mais c’est un fait. On a un bien plus grand choc quand on retrouve des gens pas vus depuis vingt ans.

J’ai aussi découvert que je n’avais rien à leur dire. J’aimerais au moins savoir comment ils vont, mais il faudrait réactiver un compte sur copains d’avant, ou ouvrir un compte Facebook, ou simplement envoyer un mail. Je l’ai déjà fait une fois ou deux, on se sent un peu con, puis on écrit, puis on a une réponse, puis on se reperd de vue. À quoi bon, hein ?

Je n’ai retrouvé aucune ancienne amoureuse. Tant pis pour ma curiosité.

Et puis j’ai revu des copains déjà morts. Solitude immense, pensée à leur famille.

Alors j’ai pensé à la mienne, de famille, qui est en vacances pendant que je travaille. Éric disait sur Twitter il y a quelques jours qu’on choisit sa vie, qu’il ne tient qu’à moi de ceci-cela. Ce n’est pas faux, mais on ne fait pas que suivre ses caprices, sans quoi on n’aurait pas forcément de quoi se loger ni se nourrir ni céder aux sirènes du consumérisme culturel.

Où je veux en venir, au fait ? Je ne sais plus, je me suis perdu, je n’ai plus mon cerveau d’antan, je radote et je perds le fil.

Ah oui : l’âge.

Notes

[1Apparemment je ne suis pas le seul.

Commentaires

  • Franck (24 juillet 2013)

    Ce qui m’épate c’est que tu (et d’autres) puisses te souvenir des noms de tes copains de primaire ! Même pas en rêve en ce qui me concerne et c’est aussi valable pour le collège, le lycée, (non pas la fac, j’ai pas été à la fac), …

    Cela dit je partage aussi tes réflexions sur notre périmètre visible sur Internet. Nous sommes une très petite bulle je crois.

    Quant à l’âge… c’est un concept qui m’est assez étranger.

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  • Sacrip’Anne (24 juillet 2013)

    Alors ça, l’âge, c’est bien un sujet sur lequel j’ai du mal. Entre les morts trop tôt, la conscience du temps qui nous est compté, d’un côté, et l’habitude de se faire des copains pas nécessairement issus du même millésime, la plupart du temps, je ne sais pas à l’année près quel âge j’ai. (Et sans doute la toute petite bulle permet-elle de se côtoyer pour qui on est plus que pour l’âge qu’on a, de façon circonstancielle, non ?)

    Du coup si je me pose et que je me dis que sur une longueur moyenne, je suis environ à la moitié, c’est complètement abstrait. Heureuse d’avoir du potentiel devant, consciente que ça peut être plus court, nettement, pas triste de la façon dont s’est passé le début.

    Quant à l’extraordinaire, il n’est pas forcément spectaculaire. Il peut être dans la tendresse avec laquelle on regarde la vie, les siens, juste un peu plus que le nécessaire, dans une parole qui marque des proches.

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  • Emmanuel (24 juillet 2013)

    C’est un voy-âge, on est de passe-âge :)

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  • karl (24 juillet 2013)

    « D’abord, l’existence des gens n’est pas du tout aussi exposée sur le web que nous le croyons, vu depuis le prisme déformant de nos vies de geeks hyperconnectés. »

    Alleluiah. Ce message là passe mal auprès des geeks (surtout quand ils conçoivent des applications), de mes amis proches de mon enfance avec qui j’ai encore des contacts, aucun n’a un compte twitter. :)

    Pour ton propre vieillissement, retrouve une photo de toi à 18 ans et mets là à côté d’une photo de maintenant. Deux photographies pour mieux objectiver. Le regard dans le mirroir ne marche pas.

    beau radotage de la méduse ;)

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  • Delphine M. (25 juillet 2013)

    "Où je veux en venir, au fait ?"

    Au fait que ta vie te plaît telle qu’elle est, même si elle est "normale". :)

    Tu as fait une partie du chemin, il te manque la deuxième étape.
    Certes, tu n’as pas une vie dont on parle dans les journaux people ou hautement scientifiques et tu as peu de chances de finir par développer le vaccin qui sauvera les p’tits enfants de la famine ou encore en bas des marches à Cannes.

    Mais, de la même manière que tu es capables de voir et de t’émouvoir sur les petites choses, tu devrais pouvoir t’enthousiasmer aussi sur ta petite vie ou plutôt sur tes petits moments de vie. Et comment tu laisses des impacts, plus au moins gros, sur d’autres petites vies.
    Et du coup, trouver ta vie aussi formidable et capitale que peut l’être une photo de fourchette (1).

    (1) Pour ceux qui ne sont pas Stef, j’évoque cette photo : http://ekladata.com/pZusvgFzKyQHvqupTx0c1UbFuA8.jpg)

    Répondre à Delphine M.

  • Juju (25 juillet 2013)

    Et comment tu laisses des impacts, plus au moins gros, sur d’autres petites vies.

    J’ai déjà eu l’occasion de lui dire, d’ailleurs :)

    Moi, plus qu’essayer de laisser une postérité que tout le monde connaitrait, j’essaie (modestement) de changer, et, qui sait, d’améliorer la vie des autres, et notamment de mes amis :)

    Répondre à Juju

  • Nico (27 juillet 2013)

    Bof, l’âge, je le ressens moins par moi-même que par les gamins qui grandissent et qui me rappellent que « diantre, je l’ai connu au berceau celui-là ».

    Certes, de temps en temps, une vidéo où j’apparais me fait remarquer que « tiens, j’ai pris qq rides », mais en fait, le secret, c’est que je m’en fous. La seule image qui compte, c’est ce que j’ai de moi-même : pour cela le Web et bien s’entendre avec des gamins est un formidable gage de vitalité :)

    Vu que je vis ma deuxième vie, celle qu’on a quand on prend conscience que la première est limitée, je ne me pose pas trop de questions.

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  • Stéphane (27 juillet 2013)

    Nico : Vu que je vis ma deuxième vie, celle qu’on a quand on prend conscience que la première est limitée, je ne me pose pas trop de questions.

    Moi non plus, je fais des phrases comme on fait ses gammes, pour l’été et le plaisir :)

    Répondre à Stéphane

  • Angelo (10 août 2013)

    "qu’on choisit sa vie, qu’il ne tient qu’à moi de ceci-cela. Ce n’est pas faux, mais on ne fait pas que suivre ses caprices, sans quoi on n’aurait pas forcément de quoi se loger ni se nourrir ni céder aux sirènes du consumérisme culturel".

    Comment ne pas être d’accord ? Si j’avais suivi mes caprices, je serai un "gros" Geek (au sens propre), passant ses nuits à chercher "l’épée du diable, niveau 46", abreuvé de Coca-Cola, utilisant une capsule de bière comme cendrier (sans tenir compte que c’est bien trop petit pour mes 10 cigarettes/heure), zombie parmi les zombies, écoutant les "Sisters of Mercy" à fond la caisse dans une pièce n’ayant pas connu d’air frais depuis 12 ans.

    Mais non...J’ai 40 ans, une femme, deux enfants, une maison et un monospace, et je "vapote" une cigarette électronique.
    Je n’ai trouvé que "l’épée du chérubin niveau 2" car je n’ai plus le temps...Et alors ?
    Et alors...rien. C’est comme ça, et c’est tant mieux.
    Et les "copains d’avant" (encore en vie...) retrouvés ici et là, ne font pas mieux. Ca me rassure.

    Les rêves sont indispensables, mais la réalité incontournable.

    Carpe Diem.

    Répondre à Angelo

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