« Tu parles un français écrit »

Claude Hagège, linguiste : « J’ai découvert il y a peu le mot “clope”. »

Je suis tombé hier soir sur une interview de Claude Hagège sur Cinaps TV, la chaîne 31 de la TNT parisienne.

À un moment j’ai sursauté parce qu’il dit qu’il « vient de découvrir le mot “clope” », puis le linguiste remonte à son éducation pour expliquer qu’il est arrivé au français par ses lectures, et qu’il n’a donc jamais réellement été en contact avec la langue orale (« le verlan des cités » notamment, toujours pour reprendre ses termes).

On ne peut que s’étonner de ce genre d’affirmation : en tant que linguiste il ne peut qu’être homme de terrain (on n’observe bien un énoncé que dans la situation d’énonciation, c’est le postulat de base depuis les années 70), il a forcément été confronté à un grand nombre d’énoncés « du monde réel », et je mets donc ça sur le compte de la coquetterie dont il fait souvent preuve à la télévision (c’est un « bon client », comme on dit dans le jargon : cf. ses apparitions chez Bernard Pivot dans les années Bouillon de Culture).

Bref, il rapporte que ses amis lui ont souvent dit « Tu parles un français écrit. »

Au même moment je me surprends à penser que les gens de mon milieu (en gros, les gens qui sont « dans le web » depuis une dizaine-quinzaine d’années) ont, à l’autre bout du spectre, une écriture oralisée : nous écrivons nos mails, nos articles, nos contributions à des listes de discussions avec un formalisme plus proche d’un oral retranscrit que d’un écrit classique.

L’un ni l’autre n’est meilleur ou moins bon, c’est juste une observation en passant.

Commentaires

  • C’est assez proche de ce que j’ai vécu avec mon ex : je l’ai connue au début de ses études d’anglais, et l’ai accompagné jusqu’à son agrégation. De fait, elle a lu tous les classiques, était fan de Brontë et de Jane Austen, connaissait tout de HL Mencken, de la Dévolution des pouvoirs ou du schisme anglican...

    Pas assez riches pour faire plus que des weekends ici et là à Londres ou Dublin, elle améliorait son accent (et son moral) grâce aux séries et films US&EK, en VO pure.

    Le truc, c’est que les séries et films que nous regardions étaient contemporains, et le plus souvent comiques. Et plus d’une fois, je me suis retrouvé à rire, et devoir mettre en pause pour pouvoir lui expliquer le jeu de mot, la référence culturelle, l’argot...

    Car au contraire d’elle, j’ai appris l’anglais avec Internet, et avec ses fameuses séries. Là où elle tirait toute son expérience des livres et cours qu’on lui disait de travailler (modulo une année passée en Angleterre), mon propre anglais est le résultat de la télévision (Friends, Seinfeld & Dream On en premiers, merci Canal Jimmy de l’époque), des blogs, des forums, des newsgroups, etc.

    Malgré sa connaissance parfaite de la phonétique anglaise, mon vocabulaire contemporain lui a fait plus d’une fois me dire que je devrais passer la maîtrise/le Capes/l’Agrég à sa place.

    Je ne dis pas ça pour me vanter, hein. Juste pour relever que ceux qui étudient une langue ne sont pas forcément les mieux placés pour s’en servir au quotidien :)

    Répondre à Xavier

  • Un test d’oralitéfvsch (29 décembre 2012)

    Je ne suis pas vraiment d’accord avec ta dernière réflexion, ou du moins il me semble qu’il faut y apporter une nuance importante.

    (Si je devais dire la phrase ci-dessus, j’aurais sans doute dit, sans forcer le trait : « J’suis pas vraiment d’accord avec ce que tu dis à la fin, enfin je crois qu’il faudrait nuancer fortement. »)

    Pour moi la différence principale entre l’écriture et l’oralité n’a pas grand chose à voir avec le registre lexical, le vocabulaire et les expressions utilisées. Certes, Hagège utilise et maitrise sans doute un registre de langage littéraire plus que familier, tandis que l’explosion de l’écriture et de l’autopublication sur le Web a favorisé l’utilisation du registre commun ou familier comme registre discursif presque standard. C’est une différence importante.

    Mais la différence principale, beaucoup plus radicale, est syntaxique. On n’a pas l’habitude de la constater car la syntaxe de l’oralité nous semble naturelle (force de l’habitude), de même pour la syntaxe de l’écrit. Mais il suffit de tenter de lire servilement un texte en le faisant passer pour un discours spontané pour se rendre compte de la différence flagrante entre ces deux syntaxes. Plus flagrant encore peut-être, car on élimine de l’équation le talent d’orateur du lecteur, on peut voir du côté des transcriptions brutes de discours oraux : conférences, interviews, etc. Si on ne les retravaille pas pour les insérer dans les codes de la syntaxe écrite, et en l’absence des repères oraux (rythme exact, mélodie des phrases, ton), ces transcriptions peuvent être tout simplement incompréhensibles.

    Je m’inscris donc en faux contre l’idée d’une « écriture oralisée » qui serait « plus proche d’un oral retranscrit que d’un écrit classique ». Ce qui est pratiqué largement, c’est une écriture contemporaine, certes éloignée de l’écrit classique, mais qui reste aussi très distincte de l’oral (retranscrit ou non). Je dirais pour ma part que l’écrit contemporain reste formellement plus proche de l’écrit classique (malgré de fortes différences de registre) que de l’expression orale contemporaine.

    Répondre à fvsch

  • Stéphane (29 décembre 2012)

    fvsch : Toi, je ne t’envoie pas assez de mails. ;)

    Répondre à Stéphane

  • Stéphane (29 décembre 2012)

    Xavier : Oui mais au final Hagège est un locuteur natif (comme on disait quand j’étais à la fac), malgré ce qu’il annonce. Il parle le français de France couramment depuis au moins 1953.

    Ce que je dis vaut surtout pour une langue parlée au quotidien dans son environnement d’origine (mon anglais a pendant longtemps eu le même académisme que celui de ton ex).

    Répondre à Stéphane

  • JulienW (29 décembre 2012)

    lol trop cool ton text sa fai bi1 plaizir

    Répondre à JulienW

  • karl (29 décembre 2012)

    Réellement, je ne comprends pas. Je pense rien influence notre écriture, pas même lire du code ou parler un autre langage tout le temps.

     ;) à ce que Stéphane m’a dit un jour à propos de mon frenglish.

    Répondre à karl

  • Stéphane (29 décembre 2012)

    karl : Je dis, c’est une jolie amusante remarque. :)

    Répondre à Stéphane

  • Otir (29 décembre 2012)

    Observation qui me touche.

    Je parle un français d’il y a des années, parce que je ne le parle plus au quotidien, je l’écris comme je le sens dans une sorte d’imaginaire idéalisé pour qu’il transmette des pensées, des émotions, des sensations à son lecteur.

    Entre l’écrit et l’oral, il y a des mondes. Aussi multiples que possible. Chacun d’entre eux est fait de réalités qui sont autant d’expériences différentes d’un quotidien qui change très vite.

    Le français - contrairement à d’autres langues - a toujours eu cette particularité de n’avoir pas tant de passerelles entre l’écrit et l’oral que cela. Français écrit et français oral sont en fait très éloignés.

    Quand je parle, je bafouille. Beaucoup.

    Quand j’écris, j’ai tout mon temps pour former des phrases qui coulent.

    Répondre à Otir

  • JulienW (29 décembre 2012)

    Otir : c’est ainsi, certains sont plus à l’aise à l’écrit qu’à l’oral, et inversement.

    Pour autant, je ne suis pas sûr que votre exemple particulier soit une preuve d’une différence dans la langue.

    Répondre à JulienW

  • écrit oraliséTanguy (2 janvier 2013)

    Pour avoir transcrit un certain nombre de conférences, je suis plutôt d’accord avec l’analyse de FVSCH. Si réellement nous écrivions comme nous parlons, même dans nos SMS, je ne suis pas sûr que nous nous comprendrions. Notre palette de signe est finalement assez pauvre pour retranscrire l’ironie, l’enthousiasme et autres déceptions. D’où l’émergence des émoticones.
    En revanche, je pense que nous adaptons notre écrit d’une part en fonction de nos interlocuteurs (perso je n’écris pas mes mails de la même manière à mon boss ou à mes amis). Lorsque j’ai commencé ma vie professionnelle j’aimême dû revoir ma façon d’écrire mes mails qui étaient trop littéraires, trop longs, et que personne ne comprenait.
    D’autre part, on s’adapte au support et même selon l’interface qui nous permet d’écrire :
    Un Tweet ne peut pas s’écrire comme un mail qui lui-même ne s’écrit pas comme un billet de blog.
    Mais on n’écrit pas non plus forcément le même avec un clavier physique qu’avec un clavier virtuel de smartphone.
    C’est vrai que dans les listes de discussions ou les textos on se rapproche davantage de l’oral. Mais ça reste quand même de l’écrit sous une forme nouvelle.

    Répondre à Tanguy

  • Emmanuel (3 janvier 2013)

    Tanguy, et d’un autre côté, n’avons-nous pas perdu, ou cessé d’apprendre à articuler nos idées ? Parfois j’en ai le sentiment pour les autres et pour moi-même. Nous faisons porter aux émoticônes, à un terme emprunté à l’anglais ou à un geste du corps, le sens que nous ne savons pas apporter par manque de vocabulaire. Cela me rappelle cet extrait sur la rhétorique. Bon, on s’éloigne peut-être du sujet initial, quoique,…

    Répondre à Emmanuel

  • Stéphane (3 janvier 2013)

    Emmanuel : Non, tu ne t’éloignes pas tant que ça, c’est sans doute en partie lié d’une façon générale. Pas directement, puisque dans mon cas c’est un choix délibéré, comme le dit Tanguy (je ne parle pas à mon patron comme à mes potes).

    Répondre à Stéphane

  • Laurent (7 janvier 2013)

    JulienW : j’kiffe !

    Répondre à Laurent

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