Dernière soirée

Une vieille nouvelle de circonstance, publiée en 98 et qui a dû être lue par 3 ou 4 personnes. Selon des sources bien informées (et un peu Maya) nous vivrions notre dernière soirée.

« Bonjour. »

Elle le regarda d’un œil amusé. « Je crois qu’on dit “Bonsoir” à cette heure-là ! »

« Je sais, dit le jeune homme en souriant, mais je n’ai pas encore envie d’être à demain. Et dire bonsoir, c’est prêter le flanc à ceux qui disent que la nuit avance. »

Il était assez grand, ses cheveux étaient châtain clair, un peu bouclés, trop touffus peut-être. Il avait un regard très bleu, étrange mais pas désagréable. Une chaleur émanait de l’ensemble. Il portait un de ces t-shirts à la mode, avec une boutonnière de trois boutons au col, à manches longues. Il buvait un verre de Coca-Cola.

Celle qui se tenait en face de lui avait eu un instant plus tôt l’air rêveuse, appuyée sur le montant d’une fenêtre ouverte, tandis qu’elle regardait dehors, partie sur quelque tapis volant au-dessus de la vieille ville. Elle était blonde, bien faite (à son goût), et elle avait une robe blanche, légère. Le liquide contenu dans son verre était transparent.

« Ça n’est pas de l’eau, j’imagine, alors c’est de la vodka ?

— Oui, et vous, ça n’est pas du coca pur, quand même ?

— Hé si ! Je n’aime pas les trucs forts, et puis je ne voudrais pas être malade.

— Quelle différence, en fin de compte ? Demain, ce sera pareil. » Elle ne faisait que répéter ce qu’elle comme lui avaient entendu depuis qu’ils étaient arrivés à la soirée.

« Quelle différence ? Je ne sais pas. Mettons que je ne voudrais pas être malade, ni à ce moment-là, ni jamais, à cause de l’alcool. »

Il sourit à nouveau (elle put même voir ses canines), un peu énigmatique, puis il reprit son chemin vers un autre groupe de personnes. La jeune femme se retourna vers la fenêtre, mais ne retrouva pas son tapis volant. Ils n’avaient pas su quoi se dire, mais ils s’étaient parlé. C’était déjà ça.

L’hôte de ce soir passa au coin de son regard. Elle jeta un œil vers lui, mais il semblait plus attentif à la nourriture et à la boisson, étalées avec goût sur la grande table recouverte d’une nappe blanche, qu’aux invités eux-mêmes. Ça viendrait sans doute, à un moment ou à un autre.


Les invités bougeaient peu - en tout cas, moins que leur hôte. Certains, comme elle, profitaient du répit qu’offrait cette soirée pour se détendre, seuls dans leur coin, chacun à sa façon. Elle en avait vu un qui lisait un livre, dans la bibliothèque du premier. Il avait eu l’air tellement absorbé, comme si sa vie en dépendait. D’autres formaient des petits cercles qui dialoguaient, pas vraiment à voix basse mais pas fort non plus. Elle s’approcha de deux hommes. Le premier, un brun aux cheveux coupés court sur la nuque, racontait quelque chose qui avait capturé l’attention du second.

« ... je crois que l’idée n’est pas mauvaise. Même si ni vous ni moi ne pourrions réaliser une telle prouesse, l’idée n’est pas mauvaise.

« Pensez-y ! Si nous nous affranchissions de l’idée que notre corps et notre “âme” sont confondus, nous pourrions nous libérer de notre corps, et atteindre, pourquoi pas, une vie désincarnée. »

Son voisin s’amusait de l’idée en farfouillant dans sa barbe, comme la main s’amuse de l’objet qu’elle trouve par inadvertance et qu’elle touche pour se changer de l’inaction.

« Moui. Bien sûr. Mais dans quel but ? Moi, j’aime manger, respirer, faire l’amour, dire bonjour à cette charmante demoiselle qui s’approche –Bonjour, Mademoiselle.

— Appelez-moi Sophie, ça sera plus simple.

— Ah ! Moi, c’est Philippe, et voici Jean-Pierre, qui m’entretenait d’une drôle d’idée qu’il avait. Car je ne sais toujours pas dans quel but je pourrais vouloir me désincarner.

— Mais voyons, c’est simple : si mon corps meurt mais que je ne l’habite plus, je reste en vie.

— Vu comme ça... admit Sophie. Pourtant, à quoi cela vous servirait-il ?

— Enfin, mais à survivre ! C’est ce qu’on souhaite tous, quelque part, non ? »

Le jeune homme au verre de coca, qui s’était approché pour savoir de quoi on parlait, s’éloigna pour aller remettre un glaçon. L’air était encore tiède, à dix heures passées. Les bords de la Méditerranée, vue de la côte nord-africaine, ne reflétaient plus aucun rayon du couchant, mais gardaient encore un peu de sa chaleur. Il alla s’asseoir sur la terrasse. Elle surplombait la ville de H., et la vue était unique, sur les ruelles du souk et le port, plus loin sur la droite, en contrebas.

Il sourit parce qu’il était bien, allongé dans une méridienne, la tête dans les étoiles et le cœur un peu triste. Il savait que demain apporterait son lot d’épreuves, mais il voulait savourer cette soirée comme si c’était la dernière. Il faisait souvent ça. Mais loin de s’agiter frénétiquement pour rattraper tout ce qu’il avait en retard, il préférait toujours s’adonner à la nonchalance bienheureuse et mélancolique de celui qui a fini sa journée et qui s’en félicite.

Demain serait un autre jour.


Il sursauta quand on cogna une cuillère contre un verre (c’était peut-être une fourchette). Paul, le maître de maison battait le rappel de ses invités. Il avait même été chercher Hervé, qui s’était enfermé dans un livre, dans la bibliothèque du premier.

« Mes amis, mes amis. »

Paul avait un air grave, une tête de circonstance, aurait-on dit si ç’avait été à un enterrement. Son léger embonpoint ajoutait encore à la solennité affectée.

« Vous devez avoir une idée, même vague, de votre présence ici. Le monde se meurt. Je ne parle pas de couche d’ozone ou de famine. Bien pire encore.

« Certains d’entre vous me connaissent assez pour savoir que je suis assez proche de notre Président. Et les nouvelles sont graves. Vous avez entendu parler de risque nucléaire, ces derniers jours. C’est la raison de notre présence ici.

« Je vous ai invités pour vous l’annoncer. Les autres, ceux d’en face, sont au bord du conflit. Et au nom des accords d’entraide mutuelle, nous leur prêterons main-forte. L’histoire n’est pas neuve, c’est celle de toutes les grandes guerres.

« Cette fois-ci, c’est un peu spécial. Pour la première fois, tous les belligérants ont le doigt sur le bouton rouge. La dissuasion ne marche jamais que jusqu’au point où chacun a en main le même pouvoir que l’autre. Alors le rapport de force reprend. Encore plus violent. »

Plus personne dans l’assistance ne lui trouvait un air affecté. Tous écoutaient, attentifs et un peu tendus. Jean-Pierre réprima un frisson, pas à cause de la fraîcheur, inexistante.

« Cette fois-ci, on ne joue plus les redresseurs de torts, parce que nous partageons les torts. Avant aussi, on en avait, mais à présent ils ont les moyens de nous les reprocher.

« Le Président me l’a confié hier, c’est imminent. Alors j’ai décidé de vous appeler, vite, et d’improviser cette soirée. Peut-être vivons-nous les dernières heures de la civilisation humaine. »

Une femme laissa échapper une assiette de petits fours, qui se répandit dans la moquette avec un bruit mat.

« Je sais, je fais un peu mélodramatique. Mais ce n’est pas une divagation de journaliste, mon cher Yves. »

L’homme qu’il venait d’apostropher souleva un sourcil, attendant la suite.

« Je ne parle pas de ton travail, bien sûr, mais de certains de tes confrères, qui brodent à qui mieux mieux pour racoler les masses. Ils jouent les vautours avec des cadavres qui bien souvent n’existent même pas. Et là, ils ont de quoi faire, avec les provocations des autres depuis une semaine. Ah oui ! Ils se gargarisent, inconscients du sort inexorable qui les guette, trop occupés à faire le pitre pour attirer les badauds ! Ils remuent la merde pour attirer les mouches, sans se rendre compte que le lisier va leur péter à la gueule ! »

Son visage avait rougi, les veines de ses tempes gonflaient. Il but un peu de champagne.

« Pardon, la colère m’aveugle.

« A vouloir tout dire, ils ont fini par ne plus jamais dire l’essentiel. Et ça arrangeait les politiciens, bien sûr. Notre Président comme les autres, d’ailleurs, je ne me fais pas d’illusion. Les amis aussi ont des défauts. »

Il fit une pause, ménagea un silence. Les regards se firent fuyants dans l’assistance.


« Alors, que faire quand on sait que le glas sonnera deux jours plus tard ? On alerte les masses ? Je viens de vous dire que ce n’est plus possible.

« On prend des réserves et on se terre dans une cave ou un abri antiatomique ? On attend de ne plus rien avoir à manger, plus rien à boire que son urine retraitée, et on sort chercher la pitance ? A quoi bon reculer l’inévitable ? Mourir maintenant, debout, comme un homme qui a gardé sa dignité, ou agoniser comme un rat dans son trou ? »

Jean-Pierre, qui jusque-là était resté debout, s’affala sur la moquette, assis en un tailleur maladroit. Il tremblait un peu. Paul s’énervait.

« La bêtise de l’homme n’a pas plus de limites que son pouvoir destructeur ! J’enrage ! Que l’homme ait dû être méchant à son origine, bien sûr, il lui fallait survivre dans un monde hostile. Mais maintenant, il a domestiqué le monde, et la seule hostilité qui reste est la sienne ! »

Il s’arrêta, essayant de se calmer.

« Je veux surtout faire l’effort de ne pas donner à mon visage l’apparence de la haine, ce serait trop facile. Contre cet instinct, nous avons notre dignité. »

Le jeune homme avait posé son verre de Coca-Cola. Sophie et lui se retrouvaient à nouveau côte à côte. Sans y penser, leurs mains se joignirent, comme deux enfants perdus dans une gare à une heure de pointe.

« Voilà pourquoi j’ai voulu vous avoir ici ce soir. Nous n’aurons le temps de rien, d’ici à la fin. Tout ce que l’homme a jamais fait de beau sera détruit. Tout ce que l’homme a jamais fait de grand, en fumée. Tout ce que l’homme a jamais construit, jamais imaginé, jamais rêvé, jamais réfléchi, en poussière.

« C’est la fin. »

Philippe, retranché dans un fauteuil profond, pleurait doucement, sans hoquets. Les larmes coulaient simplement sur ses joues.

« Il ne restait qu’une chose à faire, pour vous comme pour moi. Nous rassembler entre gens civilisés, et garder notre dignité. Demain, les gens courront en tous sens, à la recherche d’un abri illusoire. Vous savez bien que j’ai raison. Nous devons prouver que nous sommes des hommes, par notre simple faculté à être dignes. Nous devons une dernière fois passer une soirée ensemble. »


Au silence qui suivit, on aurait pu croire qu’une bombe était déjà tombée, et qu’on surplombait un champ de ruines. Mais les ruines vivaient encore. Paul leva son verre. « Je veux porter un toast à l’humanité, qui n’aura pas assuré sa descendance aussi longtemps qu’elle le croyait. »

Il fut le seul à boire, puis partit respirer sur la terrasse.

Les visiteurs mirent un certain temps à sortir de leur hébétude. Soudain, les deux jeunes gens qui se tenaient par la main réalisèrent leur geste. Prestement ils dégagèrent leurs doigts de l’étreinte involontaire, jetant dans un souffle un « pardon » gêné, comme si chacun avait surpris l’autre en train de faire quelque chose d’inconvenant.

Yves, le journaliste, se leva et s’étira. Il partit à son tour sur la terrasse. La rambarde de terre ocre était éclairée par les lumières disposées de part et d’autre de la terrasse, maintenant que la nuit était tombée. Elle servait de bordure inférieure au tableau formé par la ville et la mer, où jouaient les taches de lumière des maisons dans l’eau de la baie.

« Dis donc, quel papier j’aurais pu faire, si ç’avait été plus tôt, dit-il au visage rougeaud. Je ne sais pas quel titre j’aurais mis, mais...

— Bah, tu aurais bien trouvé quelque chose. Tu l’as toujours fait.

— Oui si tu veux. Tu sais, pour ces trois ou quatre petits mots jetés en gros sur la couverture, c’est plusieurs heures de travail à chaque fois. » Il se tut.

C’est Paul qui reprit :« Tu as du sang-froid. C’est bien.

— Moi ? Tu plaisantes ! J’ai autant la trouille que toi de mourir.

— Allons, Yves, tu sais bien qu’il faut mourir un jour.

— Oui, bien sûr. Mais quand tu as couru sur la vague pendant tant d’années, voyant mourir les gens autour de toi tandis que tu continues à faire le grand reporter, tu as l’impression d’être immortel, parce que toi tu survis. » Il alluma une cigarette. Le bout incandescent révélait sa moustache trop longue sur les côtés, couleur de maïs, au milieu de sa fumée grise. « Pourquoi le Président s’est-il confié à toi ? Ça m’a paru incroyable, trop fou pour être vrai, au début. Qu’une vieille baderne comme toi soit dans le secret, je ne peux pas l’imaginer.

— Hé si pourtant. Il faut croire qu’il en avait assez de porter le fardeau tout seul. Maintenant il y a moi, toi, et eux derrière. » Il désigna le salon de la tête. « Au moins, on aura notre conscience pour nous.

— Quelle belle affaire ! Et pourquoi te croirions-nous, d’abord ?

— Surtout, pourquoi n’avez-vous pas douté quand j’ai parlé ? Après tout, je pouvais mentir... Mais non. Vous avez vu que j’étais sincère. Je n’aurais pas pu plaisanter là-dessus, et tu le sais.

— Sauf si tu étais une vieille ordure. » Il trouva la force de soulever sa moustache, en signe de sourire.

« Oui ! Paul rit un peu. Sauf si j’étais une vieille ordure. » Il tourna la pensée dans sa tête. « Sauf si j’étais une vieille ordure... Mais si vous êtes là ce soir, c’est que vous ne pensez pas que je suis une vieille ordure. J’ai beau avoir payé vos billets, pas un ne serait venu passer une soirée chez une vieille ordure, vous êtes trop bien. Pourquoi crois-tu que je vous ai choisis pour passer la nuit ? »

Un vrai sourire éclaira alors le visage d’Yves. « Allez, je t’aime bien. » Paul le remercia de la tête. Il avait beaucoup parlé, il apprécia qu’un autre lui prenne la parole et conclue.


Dans le salon, Hervé, le lecteur passionné, s’entretenait avec Laure, qui avait renversé les petits fours et les ramassait sans grande attention. Après tout, demain plus personne ne s’inquiéterait d’une tache sur la moquette.

« Vous voyez, poursuivait Hervé, cette tache, c’est exactement ce que je vous disais. Demain tout le monde l’aura oubliée. Se dire que la même chose adviendra de toute la littérature, de tous ces livres qu’a Paul (il les aime autant que moi !). Se dire que ceux qui les ont écrits l’ont fait en pensant que leur œuvre servirait à leurs contemporains, et, pour les plus optimistes, aux générations suivantes. Mais ils étaient loin de penser (sauf César, peut-être) qu’on les lirait encore plusieurs siècles plus tard. Tenez, on appelle même Shakespeare le barde immortel !

« Et dire que demain matin le barde immortel sera mort pour de bon. » Il soupira, tandis que Laure finissait de ramasser les petits fours. Elle s’excusait presque : « C’est pour éviter qu’on ne marche dedans. Ça serait dommage, même si, maintenant... » Ses yeux se firent vagues.

« C’est que vous vous serez montrée digne, comme le veut notre hôte bien-aimé ! »

Elle le regarda dans les yeux pour la dernière fois de la soirée.

« Hervé, vous me prendriez avec vous dans la bibliothèque ? J’ai un peu peur ici, il y a trop de fenêtres, trop de gens peut-être.

— Bien sûr. Venez en haut. » Et ils partirent, elle posant son assiette et lui récupérant son livre qu’il avait laissé entrouvert sur le bras d’un fauteuil.

« J’ai dû te paraître un peu ridicule, à te donner la main tout à l’heure... » Christophe était passé au tutoiement, sans autre forme de protocole. Après l’expérience qu’ils venaient de vivre.

« Pas plus que moi, s’entendit-il répondre. Il faut croire qu’on avait besoin de se raccrocher à du vivant, et que j’étais plus près de toi que de quelqu’un d’autre. Il n’y a pas de quoi avoir honte.

— Sans doute. Quand tu penses aux questions que je me posais en arrivant ici (des bêtes questions de boulot et de vie quotidienne), et Paul qui nous balance ça. Il n’y a plus d’espoir.

— Il n’y a plus d’après... A Saint Germain des Prés... » Sophie chantonnait, l’air un peu absente.

« Tu as toujours l’air dans les nuages, ou c’est juste un brin de fatigue ?

— A ton avis ?

— Je dirais la première solution.

— Bingo ! Tu saurais en plus dire pourquoi ?

— Peut-être pour t’éviter de trop t’investir : tu dédramatises le “ici” et le “maintenant”, et malgré cela le “ailleurs” n’a pas assez de substance pour t’accaparer...

— C’est joli. Tu n’as pas pensé que j’étais myope ? » Elle haussa les épaules, et son regard était un peu flou - du moins, il le crut.

« Non, ç’aurait été d’un manque d’imagination ! » Il retourna remplir son verre.

Philippe vint à son tour s’appuyer sur la rambarde, face à Paul. « Je n’ai pas vu tes domestiques, Paul ?

— Laisse tomber le faux colonialisme, Philippe. Tu sais bien que ce sont des employés. Ce que tu ne sais pas en revanche c’est que je leur ai donné leur soirée pour passer un peu de temps avec leur famille.

— Ça n’est pas très cohérent par rapport à ce que tu as dit dans le salon. Pourquoi réclamer notre présence, quitte à nous séparer des nôtres, et donner leur soirée à tes gens ?

— Parce que je voulais vous voir, vous. Je ne voulais pas gâcher leur dernière soirée. Vous, vous êtes mes amis. J’avais besoin de mes amis, en ce moment plus que jamais auparavant. Les amis sont faits pour ça, non ? » Philippe chercha une remarque spirituelle afin de démonter l’argument de Paul, mais, n’en trouvant pas, il demanda simplement : « Tu permets que j’emprunte ton téléphone ? »

Et Paul, laconique : « Fais. La facture n’arrivera jamais. »


Philippe rentra dans le salon, découvrit le téléphone par terre sous la petite table au centre de la pièce, sans doute caché là pour libérer de la place. Il fit un numéro international, vers la France, entendit sa femme décrocher, et lui dit furtivement « je t’aime ». Il raccrocha, sans force pour parler davantage.

Jean-Pierre descendit l’escalier en toute hâte.

« Hé ! » Il hurlait à la cantonade. « Vous ne savez pas ? Il y en a deux qui font l’amour là-haut, couchés dans les bouquins ! C’est dingue ! ils ne se connaissaient pas il y a trois heures et ils couchent ensemble ! Paul avait pas dit que c’était une partouze ! Moi je prends mon ticket, elle est bien roulée ! »

Le silence réprobateur qui l’accueillit le calma instantanément.

« Oui, bon, j’exagère. Mais avouez que c’est dingue, non ? »

De la terrasse, un grondement s’éleva (on aurait dit qu’on venait de réveiller un crocodile) : « Ils ont perdu un peu de cette dignité à laquelle je tiens tant. »

Christophe rit, la tête un peu rejetée en arrière (comme il l’avait vu faire au cinéma ; ça ajoutait au mélodramatique), avant de se sentir vaguement obligé de les défendre : « Ne me dis pas que tu leur en veux ? »

Paul se leva, laissant sa réponse mûrir. « Non, bien sûr. C’est humain. Ou bestial, comme on veut. Enfin, c’est naturel. Mais à quoi bon ? L’enfant qu’ils pourraient concevoir n’aura pas dédoublé sa première cellule qu’il sera déjà mort.

— Je te trouve horrible, parfois. » Philippe, qui était resté prostré dans un fauteuil, se redressa. Sa silhouette apparut, très imprécise, contre les rideaux d’une fenêtre. Le jour allait se lever. « Tu nous propose d’être dignes, de rester “humains” jusqu’à l’instant fatidique de la fin du monde, et tu condamnes deux personnes simplement parce qu’elles ont encore envie de croire au bonheur à quelques heures de la mort de tout ce qui est. Je te trouve plus despotique que digne. De quel droit veux-tu leur dicter leur conduite ? »

Paul fut transpercé par le plaidoyer de Philippe. Visiblement, il n’avait pas pensé à ça. Il fit un vague geste d’excuse, s’apprêtant à parler, quand une déflagration retentit.


Tous, interdits par le bruit qu’ils n’attendaient pas encore, se tinrent immobiles une demie-seconde. Ce fut Sophie qui la première reprit ses esprits : « Ça vient des toilettes ! »

Le soulagement fit place à une soudaine inquiétude. La ruée qui suivit s’arrêta devant la porte des toilettes, que Paul ouvrit prudemment. Yves gisait dans son sang, une arme à la main. Le couloir empestait le sang, la poudre et les excréments.

Paul, accablé, referma la porte. « Il y en d’autres à l’étage, si besoin, dit-il, le regard dans le vide. Je vais condamner celles-ci. »

Son rêve de dignité s’en allait à vau-l’eau, c’était évident pour tous les convives rassemblés dans le couloir. Pour combler le tout, son regard croisa celui d’Hervé et de Laure, dépenaillés, qui étaient accourus. « Tiens, vous voilà, vous. Vous avez fini ? Je peux aller lire un peu de Rousseau, pour me détendre ? » Ils acquiescèrent mollement. On sentait une colère sourde prendre à nouveau possession de Paul.

Son journaliste d’ami, Yves, cet homme qui lui paraissait si plein de courage pour affronter les situations extrêmes, ce trompe-la-mort si souvent chanceux. C’était lui, entre tous, qui le premier avait renoncé ! Paul essuya une larme de rage du coin de sa manche, et fila vers l’escalier, laissant ses amis en plan.

Comme après une soirée trop arrosée, quand l’aube arrive et qu’on ne sait plus trop si l’on doit rire ou tomber de sommeil, ils partirent en désordre, aux quatre coins de la maison. Christophe suivit d’un œil amusé Hervé et Laure, qui entrebâillaient la porte de la chambre, où l’on apercevait un grand lit pour deux personnes.


Jean-Pierre le ramena à lui : « Je sais enfin pourquoi tu souris toujours. Tu es d’un cynisme rare. »

Au regard critique de Jean-Pierre, Christophe sourit encore : « Hé quoi ? On est cynique parce qu’on sourit ? Je connais plein de gens qui sont cyniques et qui ne sourient jamais, justement.

« Puisque tu veux le savoir, je souris à la vie, parce qu’elle m’a fait cadeau de tant de belles choses, de la rosée du matin au rire d’un enfant, d’un bon verre de vin à une éjaculation incroyablement forte. Et quand je vois ces deux-là s’éclipser pour reprendre leurs affaires là où ils les avaient laissées, je souris à la vie pour la remercier de me permettre de continuer à jouir par procuration à travers eux. Je t’ai cloué le bec, ou bien ? »

Content de son effet, il s’éloigna d’un pas tranquille vers la terrasse, non sans avoir repris un énième verre de coca. Il y rejoignit Sophie.

« Bonjour. »

Elle le regarda d’un œil amusé, comme au moment de leur rencontre près de la fenêtre. « Ah, oui, là on dit bonjour. Alors bonjour. »


Pour la première fois de tout ce temps qu’ils avaient passé chez Paul, elle sourit enfin, tandis qu’ils regardaient l’aube venir. Le soleil se levait pesamment. Quelques secondes à peine plus tard, mille autres soleils surgirent de tous les horizons. Christophe serra la main de Sophie et se surprit à prier.

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