L’année dernière David Larlet proposait un résumé de sa conférence, y compris les adresses mentionnées, et c’est une fieffée bonne idée, que je reprends gentiment à mon compte, pour la peine.
L’idée de cette conférence est de faire un état des lieux de la profession, et d’esquisser quelques pistes pour atténuer le mal-être rampant qu’on ressent dès qu’on parle à un intégrateur.
Au début, on a tous commencé pareil. J’ai récupéré sur une disquette Internet Assistant for Microsoft Word 95, à l’époque où j’achetais l’Office au prix fort (autant en profiter).
J’ai écrit deux pages, cliqué sur la première et boum ! J’avais un site web sur ma machine ! J’étais un dieu vivant !
Maintenant c’est différent : tout est plus compliqué... on reçoit des annonces (et celle que j’ai présentée était réelle) incroyables, qui demandent d’être chef de projet, développeur front, back, d’être bilingue anglais, de savoir faire de la communication. Oh et puis un détail : La connaissance de Photoshop ou Gimp et du moteur de recherche Verity est un plus !
Bien sûr, une fois que vous serez embauché, vous pourrez faire n’importe quoi : il est même possible que personne ne remarque vos bêtises, rassurez-vous !
Blague à part, le « web dev front » aujourd’hui doit être très bon en HTML, Javascript, CSS, avoir de bonnes notions d’accessibilité, de découpe et d’optimisation d’images, des notions de back-office et de performance....
Il doit savoir faire des mails en HTML, faire preuve d’une bonne connaissance de l’historique et des spécificités des clients mails.
Et tant qu’à faire, il doit avoir des notions de référencement naturel associées à tout le reste. (merci à Vincent pour ces deux dernières remarques).
J’ai décidé de faire un petit sondage en passant par les machins de 140 caractères à la mode, et à ma grande surprise 40 personnes en tout ont répondu.
Mes remerciements sincères à Adrien Leygues, Augustin Chassine, Aurélien Levy, Capucine Leccia, Carine Gabrielli, Christophe Andrieu, Dan Bernier, Éric Daspet, Éric Le Bihan, Étienne Brackers, Fabien Basmaison, Geoffroy Pierret, Goulven Champenois, Jacques Pyrat, Jean-Christophe Pagnon, Jonathan Gely, Julien Dubois, Julien Verkest, Karen Chevallier, Laurent Planes, Marie Alhomme, Marie Destandau, Nicolas Froidure, Nicolas Hoizey, Nicolas Le Gall, Nicolas Viot, Noëlie Amiot, Olivier Gendrin, Pascal Gautronneau, Pierre-Antoine Delnatte, Pierre Bernat, Romy Duhem-Verdière, Rudy Rigot, Samuel Laulhau, Sandrine Perenes, Stéphanie Leduc, Thomas Parisot, Vincent Lambert, Vincent Valentin, Yves Van Goethem.
Ils m’ont apporté des éclairages précieux sur plusieurs points.
Le sondage m’a permis de me rappeler que les milieux où vivent les intégrateurs sont plus variés que les simples grosses web agencies avec lesquelles je travaille actuellement.
Dans la grosse agence, vous êtes au milieu d’une équipe d’intégrateurs, la « petite main » en bout de chaîne qui constate les dégâts.
Au contraire, dans la startup, vous êtes le maillon central de la chaîne : toute l’attention de votre société se focalise sur vous. Résultat ? Beaucoup de stress...
Le véritable problème de la grosse boîte (comme celle où je travaille) c’est que le web en est rarement l’activité principale. La couche client est un sous-produit du système d’information (et je n’exagère pas). Nous en reparlerons plus loin.
Le prestataire en chaîne (tiens je m’aperçois que j’ai beaucoup dit « chaîne », c’est curieux. Tâchons de changer d’expression avant que ça ne se voie.), c’est soit le free-lance, soit la petite agence. On retrouve ce prestataire au milieu d’une enfilade de gens, avant et après lui : difficile dans ces conditions de faire valoir vos capacités de conseil.
On vient de le voir, ce métier est souvent générateur de frustration : on n’est pas au bon endroit. En fait il y a même plus de frustrations que ça :
La réponse majoritaire au questionnaire est celle-là : tous les intégrateurs ont des frustrations techniques, en particulier liées incompatibilités entre navigateus, et par dessus tout à cause d’un pauvre vieux navigateur qui est en train de prendre sa retraite un peu trop lentement au goût de... tout le monde. Bon, disons-le tout de suite : tout le monde tire à boulets rouges sur IE6, mais c’est lui aujourd’hui comme c’était Netscape 4 il y a quelques années, et comme ce sera un autre navigateur dans quelques années, donc je n’ai pas envie d’accabler Microsoft. (vous avez dû le voir si vous étiez présent à la table ronde de vendredi, j’aurais tendance à prendre la défense des gens de Microsoft parce que tout n’est pas blanc ou noir).
Les intégrateurs se plaignent aussi beaucoup des mauvais choix technologiques faits en amont : ils arrivent trop tard et ne peuvent que constater que le design ne va pas être intégrable, que la technologie utilisée n’est pas bonne ou pas suffisamment mûrie (tiens, au hasard, faire de l’ajax pour rien, parce que c’est web2.0, vous l’avez déjà entendu, non ?).
Un extrait verbatim de réponse au questionnaire, que j’aime bien :
Des clients qui ne comprennent pas pourquoi c’est si cher alors que leur neveu peut faire la même chose, ou presque. Je travaille essentiellement sur ce « presque ».
Les clients et/ou la hiérachie, selon la situation, ne comprennent pas la complexité du métier. Or sans savoir qu’il y a d’énormes contraintes techniques, le client ne peut pas comprendre ce qui fait votre plus-value par rapport à son neveu.
Ou plutôt : la première fois il va même aller parfois, le pervers, jusqu’à faire faire le site par son neveu. Si tout se passe bien, il va comprendre assez vite pourquoi vous, c’est votre métier.
Nate Koechley (Yahoo) appelle le web l’environnement de développement le plus hostile du monde, et une fois qu’on passe par-dessus le sensationnalisme de l’expression, c’est assez vrai. Aucun autre environnement de développement n’est aussi compliqué, et en même temps aussi facilement cassé chez le client.
L’intégrateur est systématiquement moins payé qu’un « vrai développeur ». Le développeur back (celui qui connaît les langages serveur) a souvent un diplôme en poche : une formation à Java par exemple, on sait faire. L’intégrateur, lui, est souvent un autodidacte, dans un milieu où les bonnes pratiques d’aujourd’hui bouleversent celles d’hier qui pourtant étaient si bonnes.
Encore un extrait de verbatim : « tout le monde peut faire ça, mettre des textes en gras » : c’est réducteur et triste d’entendre ça.
Le travail d’intégrateur, comme on le disait juste avant, ne se perçoit vu du commun des mortels qu’à travers les petites choses ; petite choses qui ne semblent pas bien compliquées. Pourquoi voulez-vous alors qu’on considère votre métier ?
Enfin, avec la segmentation des tâches qui arrive de plus en plus, le milieu se complexifiant, vient un esprit de castes. Pour les développeurs back, Le HTML, ce n’est pas mon rôle, c’est celui des intégrateurs.
(lu chez Karl).
... tant mieux, il y a quand même des points positifs !
C’est un système assez curieux : on l’a vu plus haut, c’est facile et n’importe qui peut faire du HTML, de la CSS, etc. Pourtant, quand ça casse, arrive assez vite le phénomène suivant : vous êtes capable, vous intégrateur, de réparer. D’un seul coup, quand quelque chose casse, le développeur back (ou, plus amusant, le client lui-même) avouera assez rapidement que le HTML c’est du chinois. Une fois qu’il aura tenté de réparer en copiant/collant 40 lignes de CSS, si tout se passe bien on finira par vous appeler à la rescousse.
On assiste alors au curieux phénomène de la reconnaissance tardive : finalement, ce n’est pas si facile. Oh comme vous êtes fort, vous autres intégrateurs, comment faites-vous pour vous débrouiller de cet embrouillamini ?
(Christophe trouvait marrant de faire une image à l’antithèse du discours que je tenais à l’oral... je n’ai pas pu résister, ce type me faisait une clé au bras et il a une force herculéenne...)
Un très gros point positif, c’est l’ambiance : tout le monde trouve que c’est un milieu fun, où on s’éclate (comme on dit chez les jeunes) ; c’est un milieu chargé de passion, plein d’énergie et de nouveauté.
Dans l’ensemble les sondés ont résumé de la même manière leur métier : il faut être rigoureux, très curieux, passionné on vient de le voir, faire preuve de souplesse et de polyvalence.
Et dans le même temps presque tous me disent que c’est à la portée de tout le monde, puisqu’il suffit de posséder les qualités que je viens d’énumérer... Quand on prend du recul, ce ne sont pas des qualités si fréquentes que ça (regardez autour de vous !).
On a vu que l’intégrateur entretient avec son métier un rapport de je t’aime / je te hais. Tous les intégrateurs que je connais se plaignent de leur métier, alors que tous l’adorent !
(prendre ici une voix enjôleuse, comme si je vendais du Petrole Hahn)
Ma solution, je l’ai trouvée en devenant expert chez France Télécom !
Bien, ça c’est fait. En fait au-delà du gag, l’origine de cette conférence était là : pourquoi je ne connais que des intégrateurs qui se plaignent alors que j’ai un tel plaisir à faire ce travail ? En cours de route la réponse est devenue claire : je fais moins d’intégration qu’eux !
La méthode se décline en quatre points :
Envoyez un mail à chaque fois que vous sentez qu’on va à la catastrophe, expliquez que « ça ne va pas aller parce que ». Surtout, évitez de prendre un ton râleur : gardez le sourire et dites sur le ton le plus constructif possible ce qui n’ira pas, et pourquoi, et ce qui aurait dû être fait (ou ce qu’il est encore possible de faire).
Faites constater que vous aviez vu juste, là encore en évitant le ton de cour d’école (c’est souvent tentant, mais bast, nous ne sommes plus des enfants, Priscilla, sentez-vous sous ma poitrine velue mon coeur qui palpite mais je m’égare et revenons à vos moutons, que vous avez si doux). Expliquez à nouveau ce qui aurait dû être fait pour éviter les problèmes.
Armez-vous de patience. Répétez, répétez, répétez... En anglais on dit Rinse and repeat, je ne connais pas d’équivalent français mais c’est exactement ça : rincez, frottez, rincez, frottez... On ne vous écoutera pas tout de suite.
Tout de même, au bout d’un moment, vous avez de fortes chances d’être sollicité en amont. Gloire, argent, femmes, et voluptés infinies, vous voilà devenu un expert !
Par exemple : j’appartiens à une cellule d’expertise de 80 personnes environ, qui connaissent très bien l’architecture du système d’information, les arcanes de Java, etc. etc., ainsi que l’équipe à laquelle j’appartiens dont la spécialité est l’accessibilité. Au quotidien, nous jonglons entre la communication, la formation, le Javascript, le HTML, la colorimétrie, etc. Bref, c’est varié au possible.
Attention cependant à ne pas vous laisser cantonner dans un rôle d’accompagnement à maîtrise d’ouvrage : la compétence technique se perd vite, et si vous ne vous débrouillez pas pour garder les mains dans le cambouis, vous ne saurez bientôt plus donner de conseils pertinents à vos clients.
Au passage, un autre type d’experts concernés par cette démarche, c’est ce qu’on appelle les UX, pour User Experience. Une partie des UX vient de l’intégration, et comprend très bien les limites, les contraintes et les forces du web.
Sur le métier, et sur ce qu’il faut faire pour être reconnu sur sa compétence maîtresse, je vous invite à lire l’article de Paul Carvill, Why front-end developers are so important to the future of businesses on the web (qui, au passage, met du baume au cœur).
Vous noterez que cette démarche de notification des problèmes possibles peut aussi s’appliquer au « prestataire en chaîne » : vos clients peuvent finir par vous solliciter en amont, s’ils savent où est leur intérêt !
Les gens qui ont quitté la grande ville pour la province vous le diront : le salaire est inférieur, mais la qualité de vie est bonne, et la reconnaissance de votre compétence est meilleure (ça tombe bien, si on veut vous remplacer il faut aller chercher à plus de cinquante bornes). Inversement, la piètre qualité de vie à Paris est compensée par un salaire plus élevé, et la facilité à claquer la porte ici aujourd’hui pour aller travailler là demain : de nombreuses agences ont pignon sur rue dans le quartier.
L’intégrateur, le saviez-vous, est aussi poète à ses heures. Nous l’allons montrer incessamment :
Je continue à former des nouveaux car au fond j’y crois.
C’est très important : j’ai coutume de dire que les intégrateurs sont des sabotiers, ils font quelque chose d’évident mais ils sont les seuls à savoir polir le bois de cette manière-là, souvent chacun à sa manière. Cette dimension artisanale est très présente, et nécessaire dans un métier qui évolue si vite : l’apprentissage, le compagnonnage si vous voulez, est crucial pour apprendre. Mieux, il force les « enseignants » à sans cesse se remettre en question pour pouvoir répondre aux nouveaux.
Au moins 25% du boulot se situe dans un vrai travail de veille qui passe souvent au second plan.
Encore un aspect très important de ce métier : la veille technique est primordiale. Éric disait à Paris Web 2006 que si vous ne veillez pas, votre patron ne pourra que se défaire de vous dans 5 ans, quand vous ne serez plus capable de rien après avoir été bien pressé.
C’est la crise, et votre entretien de progrès est l’occasion de vous dire que vous ne pourrez malheureusement pas être augmenté ? Profitez-en pour dire qu’à défaut, vous souhaitez bloquer une partie de votre temps hebdomadaire en temps de veille technique ! Annoncez que votre but est de devenir le référent technique, qualité, standards de votre équipe.
Être un bon intégrateur ça demande d’être obstiné, ambitieux, optimiste et humble aussi.
J’ai mis cette citation pour la bonne bouche, parce que ça m’a vraiment frappé : les intégrateurs ont une posture très marquée d’humilité par rapport à leur compétence autant que par rapport à leurs confrères. C’est très salutaire, je trouve.
Si vous n’aimez pas ça, pitié, faites autre chose mais ne faites pas ce métier-là mal.
Avec son accord j’ai mis sa tête j’ai mis sur cette page la photo de Christophe, et j’en profite pour le remercier vivement (faites la ola devant votre écran, c’est pour la bonne cause) : merci du fond du coeur à Christophe Andrieu, illustrateur de talent, en plus d’être intégrateur, qui s’est plié plus ou moins à mes quatre volontés (ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit !).
Pour revenir à notre sujet, Christophe a raison : le manque de reconnaissance de ce métier vient aussi de tous les arrivistes qui sont venus travailler vite et mal (dans les années 2000, oulàlà, vous auriez vu ça) parce que c’était l’endroit où coulait l’argent facile. Heureusement c’est moins vrai aujourd’hui ; cela dit j’ai peut-être une vision faussée du milieu vu que je ne suis plus en agence depuis de nombreuses années, n’hésitez pas à me contredire.
C’est alors que je me tourne vers la salle encore un peu dans la torpeur du matin, et je leur propose de partager leur expérience : comment, vous, vous améliorez votre expérience d’intégrateur ?
... Vous le saurez en regardant la vidéo mise en ligne très bientôt par nos amis de Paris Web, bien sûr !
Quelques notes
J’aurais aimé mentionner à l’oral qu’une source de réflexion de cette conférence me vient des intégristes et de leurs deux articles, Les intégrateurs sont-ils des développeurs ou des designers ? et La partie immergée de l’iceberg. Voilà qui est fait !