L’accessibilité comme moteur créatif

L’accessibilité est bien souvent perçue comme une enclume, la contrainte en fin de projet impossible à intégrer. Mais elle peut faire partie intégrante du processus créatif. Ceux qui l’auront compris assez tôt en feront une force.

Le processus classique

Dans l’approche traditionnelle de montage des sites web (qui ne doit pas être loin de l’approche qu’on constatait — voire qu’on constate encore — dans le bâtiment), le processus est globalement le suivant :

  1. On décide de monter un site ou une partie de site, ou de refondre le site ou la partie de site (décision métier [1]).
  2. On demande à une agence ou au graphiste maison de faire une proposition graphique.
  3. On soumet la proposition à l’équipe technique qui doit l’intégrer dans une démarche informatique classique (stabilité applicative, temps de réponse acceptable, approche fonctionnelle).
  4. Le métier valide le fonctionnement après le redesign.
  5. On soumet pour avis aux gens chargés de l’accessibilité, qui arrivent trop tard : leur avis ne conditionnera pas les choix techniques déjà mis en place, ni le design (couleurs et ergonomie sont plus souvent le fait de décisions politico-commerciales que de la vraie compétence ergonomique qu’on pourrait attendre).

Au mieux, l’accessibilité sera intégrée lors d’une refonte corrective, un palier de correction de bugs — et encore, pas toujours. Certains projets ont trop peur que l’accessibilité elle-même n’induise des problèmes insoupçonnés. On la repousse, dans ce cas, à un palier mineur de minimes ajustements graphiques.

Bien entendu, ce processus a un mérite : au moins, il intègre l’accessibilité, ce qui n’allait pas de soi, ne serait-ce que trois ou quatre ans en arrière.

Le Web comme jeu de contraintes

Il y a quelques années, dans son livre The Art and Science of Web Design, Jeffrey Veen faisait le constat suivant : les graphistes se plaignaient de ce que le Web ne les laisse pas exprimer pleinement leur créativité, la faute à toutes les contraintes à intégrer.

Il fallait tenir compte des petits pixels, des couleurs qui sur l’écran pourri du client ne sont pas exactement aussi lumineuses que sur le très bon écran du graphiste [2] ; il faut tenir compte du piqué qui est tellement meilleur chez le graphiste. Il faut penser que les textes seront peut-être redimensionnés par l’utilisateur. Il ne faut pas oublier qu’on n’a pas, contrairement au papier, la maîtrise des bords de la page [3].

Les graphistes se retranchaient tous derrière la même litanie : le papier c’est moins de contraintes. Et, preuve à l’appui, ils vous débitaient des listes interminables de grammages, de grains, de qualités d’encres, de vernis sélectifs, etc. Autrement dit, sans s’en rendre compte, ils vous parlaient de liberté de création tout en vous démontrant que tout leur travail tournait autour d’un jeu de contraintes complexes et interconnectées ; mais curieusement ils n’en étaient pas conscients, paradoxe que je n’ai jamais compris.

Voilà ce qu’il faut retenir : papier ou Web, nous évoluons dans chacun de ces métiers au milieu de contraintes, qu’il convient d’intégrer. C’est en jouant avec elles, en les combinant, en les apprenant et en les maîtrisant, en trouvant des moyens de les contourner ou de donner l’illusion qu’elles ne sont pas là, que notre activité créative est souvent la plus fructueuse.

L’accessibilité en tant que contrainte créative

J’ai eu la chance la semaine dernière de participer (c’est presque une première) à une réunion d’avant-projet en présence de tous les acteurs du site : le métier, l’intégrateur du SI, l’agence chargée du design et de l’intégration des gabarits en HTML et Javascript.

Il y a longtemps que nous militons, dans le projet auquel j’appartiens [4], pour que l’accessibilité soit prise en compte tout au long du processus. Si on l’aborde sans fards, on doit bien comprendre qu’elle est impactante dès la conception.

J’ai eu la chance, disais-je, de voir que le sujet était pris au sérieux, notamment comme moyen immédiat de décider de certaines stratégies dans le scénario du site : si on aborde le projet comme un scénario accessible de bout en bout, quel point serait bloquant s’il n’était pas accessible ? Inversement, quel point très glamour mais pas obligatoire peut-il faire l’objet de fantaisies graphiques et techniques sur lesquelles on risque de ne pas être à 100% accessible ?

Autrement dit, l’accessibilité a servi d’outil d’aide à la décision, comme un indicateur de gestion de risques. Pour revenir au point précédent, la contrainte liée à l’accessibilité est une contrainte comme les autres, qui, naturellement intégrée, a été un moteur décisionnel dans la démarche créative. C’est la première fois que c’est si évident, et (croisons les doigts) le produit fini sera à n’en pas douter à la hauteur de nos espérances.

Notes

[1Métier : C’est le corps des gens qui décident. Dans un site marchand ou de communication institutionnelle il a une grosse dominante marketing.

[2Insérer ici le débat sans fin qui oppose d’un côté les graphistes sur Mac et de l’autre les informaticiens et le grand-public-qui-n’y-connaît-rien sur PC.

[3Quand j’étais en agence, vous n’imaginez pas le nombre de designs à bords perdus que j’ai été obligé de revoir avec le graphiste une fois la proposition validée par le client : « Oui mais qu’est-ce que tu vois au-delà des 750 par 450 que tu as vendus au client ? » Et chaque fois le graphiste, penaud, ajoutait un dégradé triste vers la couleur de fond.

[4Mon chef est une vraie suffragette et on ne peut que saluer sa pugnacité.

Commentaires

  • Frank Taillandier (6 février 2008)

    Au delà de l’accessibilité, il est rassurant de voir que les méthodes de travail évoluent et que l’on commence à penser sur le long terme.
    On est en train de passer de l’âge de pierre à l’âge de bronze, même si le développement web peut encore ressembler parfois à un casse-tête.
    J’imagine que ça fait du bien d’être entendu après 10 ans de traversée en solitaire :)

    Répondre à Frank Taillandier

  • Stéphane (6 février 2008, en réponse à Frank Taillandier)

    Tu sais, je ne suis pas si ancien que ça dans les bonnes pratiques... mea culpa...

    Dix ans sur le web, cinq ans de n’importe quoi, puis une prise de conscience :)

    Répondre à Stéphane

  • an.archi (7 février 2008)

    On constate encore, on constate encore.
    Je pense pas que ça ne se limite qu’au webdesign ou à l’architecture, mais plus simplement à certains décideurs (métier) qui voient la rentabilité à court terme pour des sujets qui eux, sont censés être pérennes.

    Peut-être qu’on commence à imaginer la qualité comme un acte vendeur, qui sait ? :)
    Peut-être que les utilisateurs commencent enfin à râler ?

    Sinon, je suis le premier à bénir les contraintes ; au moins, on sait où on va... si l’on prend la peine de chercher.

    Répondre à an.archi

  • Nico (30 novembre 2012)

    Marrant, j’aurais plutôt tendance à voir l’accessibilité comme une aide : justement, dans tous ces choix difficiles de jeux de couleurs, chercher de bons contrastes pour la lisibilité, ça élimine de suite un paquet de combinaison. Donc c’est plus simple.

    Répondre à Nico

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