Deux livres

Mes lectures du moment : L’ombre du vent, de Carlos Ruiz Zafón et Enregistrements pirates, de Philippe Delerm.

L’ombre du vent, de Carlos Ruiz Zafón

Je me suis laissé forcer la main par Harris, un ex-collègue parti tenter sa chance sous d’autres cieux (et pour qui me connaît, c’est un peu comme forcer la main d’un enfant pour qu’il mange un bonbon : il n’y a pas énormément de travail).

Voilà un livre qui n’est pas banal.

La quatrième de couverture nous fait croire (malgré elle ? j’ai un doute) qu’on va lire un « roman littéraire », un livre sur les livres, une de ces mises en abîme fascinées/fascinantes sur un livre idéal que seul le personnage principal a eu la chance de lire.

Fort heureusement, on ne s’arrêtera pas à ça. Très vite l’histoire devient autrement plus complexe, et nous révèle des rebondissements et des circonvolutions qui évoquent tour à tour le Fantôme de l’Opéra, les livres de Paul Auster que je préfère —ceux de la trilogie New-yorkaise par exemple, où justement l’enquête tourne autour d’un livre, et où l’on finit par confondre le narrateur et l’auteur dans les jeux troubles de la narration en « je », et où une histoire dans l’histoire répond en écho à celle qu’on est en train de lire—, les polars noirs, les livres de promenade, les romans d’amour tragique (avec même une petite touche de Roméo et Juliette).

Le tout fort de deux histoires d’amour parallèles et d’épisodes périphériques (une mention spéciale pour le personnage de Fermín, picaresque en diable, clochard, espion et beau parleur truculent tout à la fois) qui finissent par subtilement introduire un des ressorts majeurs du roman, ce qui nous fait penser que cet auteur ne laisse décidément rien au hasard.

Et puis la langue, ah, la langue. D’une écriture raffinée, sans doute, mais comme je ne lis pas l’espagnol je me fie à la traduction, qui est tout bonnement excellente. C’est le deuxième livre écrit originellement en espagnol que je lis ces temps-ci qui en vient à me donner envie d’apprendre l’espagnol pour pouvoir les lire en version originale.

Quelle idée d’avoir pris allemand en deuxième langue au collège, comme tout le monde le souhaitait dans les années 80. La poésie de l’écriture espagnole (sans vouloir généraliser) a l’air fantastique, les phrases sont amples, alambiquées juste ce qu’il faut pour avancer des images évocatrices sans devenir laborieuses [1].

Marc [2] quant à lui m’avait lancé quelques mois auparavant sur Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez, et m’avait dit qu’il est très typique de la littérature sud-américaine : long phrasé dû à la langue, intervention du surnaturel qui paraît normal à tout le monde, complexité des rapports héréditaires, associations de causes à effets étonnantes mais qui, curieusement, semblent évidentes quand on se laisse prendre au jeu. Au passage, Carlos Ruiz Zafón montre son admiration : un personnage secondaire s’appelle Buendia, comme la famille centrale du roman de García Márquez.

En bref, ce roman est épais mais se lit comme une fleur : une semaine ou deux de transports en commun et n’en parlons plus. Un régal.

Quelques citations

Sur la sincérité des personnages :

— Un bon père ?
— Oui. Comme le vôtre. Un homme possédant une tête, un coeur et une âme. Un homme capable d’écouter, de guider et de respecter un enfant, et non de l’étouffer sous ses propres défauts. Quelqu’un que l’enfant n’aimerait pas seulement parce que c’est son père, mais qu’il admirerait pour ce qu’il est réellement. Quelqu’un à qui son enfant voudrait ressembler.

Sur la truculence :

— Tout se perd, à commencer par la décence. C’est la première fois que vous venez chez moi, et je vous retrouve au lit avec la bonne.

Quant à l’humour distillé périodiquement :

— Pour l’amour de Dieu, allez vous coucher immédiatement, Fermín, dit mon père, horrifié.
— Pas question. Les statistiques le démontrent : il meurt plus de gens dans leur lit qu’au front.

Enregistrements pirates, de Philippe Delerm

Comme souvent, je finis un roman pendant l’aller. C’est le cas avec L’ombre du vent. J’arrive penaud à la gare en me demandant de quoi sera fait mon retour, mais je rechigne vraiment à l’idée de n’avoir rien à lire [3].

Je m’avance donc vers le point-presse, dubitatif : les magazines m’inspirent encore moins que pendant l’année scolaire (où, semble-t-il, il y a plus de choses à raconter —ou alors c’est moi qui fais ma mauvaise tête). Je détaille un à un les romans qu’on trouve dans un coin, et tombe, donc, sur Enregistrements pirates.

Enregistrements pirates voyage en train

Je pense à Arnaud [4] qui me dit que certaines de mes anecdotes « vécues » sont delermiennes (on nous pardonnera le néologisme). Il n’a pas tort, mais je prends ça pour un compliment, même si je ne suis pas sûr que c’était l’intention première.

Comme j’ai déjà lu La sieste assassinée et que j’ai aimé, je me laisse tenter. Philippe Delerm, dans ses nouvelles très courtes, c’est comme un pastis délavé dans le midi, chaque historiette de deux pages est une gorgée de fraîcheur, qu’on prend presque sans y penser mais avec plaisir, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus.

Est-ce que Philippe Delerm a vocation à la postérité ? Nous n’en savons rien, mais son écriture ne témoigne pas de cette ambition. Elle veut plutôt essayer, modestement, de mettre le doigt sur les petites choses si difficiles à évoquer, même simplement à voir. Les petites choses que vous avez forcément entraperçues du coin de l’oeil, qui font partie du décor mais qui donnent, si vous y êtes attentif, toute la saveur à la vie quotidienne.

Delerm nous parle dans deux de ses nouvelles de Pietro Longhi, ce n’est pas un hasard si ce sont elles qui ouvrent et ferment ce recueil : comme lui, il préfère au monumental les petits moments de bascule, les phrases en équilibre, les secondes fragiles qui n’existeront déjà plus le temps de les décrire. Philippe Delerm est le Pietro Longhi de la littérature française contemporaine, et c’est très bien comme ça.

Notes

[1Contrairement à celle que vous venez de lire !

[2Marc est un autre de mes camarades de jeu qui, un jour, aura peut-être un site web pour y raconter tout ce qu’il a à dire. Et il y en a.

[3Qui n’a jamais été dans un train arrêté une demie-heure en pleine voie ni n’a jamais subi une avarie technique qui repousse d’une heure le départ me jette la première pierre.

[4Et de trois. Qu’est-ce que c’est que toutes ces personnes qui n’ont même pas un site vers lequel faire un lien ?

Commentaires

  • Julien (18 août 2007)

    Les 2e et 3e citations me rappellent fortement Vian que je lis en ce moment... 🙂

    Et pour info, c’est toujours lorsque le train est arrêté en pleine voie qu’on n’a pas de bouquin. Ou alors le seul jour où il pleut, c’est là où on n’a pas pris son parapluie. Non ?

    Répondre à Julien

  • Stéphane (18 août 2007, en réponse à Julien)

    Oui, c’est vrai que la tournure « pied de nez » des dialogues pourrait faire penser à Via, tu as raison.

    Et pour info, c’est toujours lorsque le train est arrêté en pleine voie qu’on n’a pas de bouquin.

    Justement, moi j’ai toujours un ou deux livres sur moi. Idem quand je monte dans un ascenseur, on ne sait jamais !

    Répondre à Stéphane

  • Odin (29 septembre 2007)

    Une rapide annotation pour confirmer ton point de vue et souligner le parallèle entre "L’ombre du vent" et "Le livre des illusions" de Paul Auster. Et tu sais qu’il m’en coûte, de parler en bien d’Auster.

    Nath a trouvé les ficelles romanesques un peu trop prévisibles, surtout ce parallèle entre les deux destinées. Moi je la crois un peu blasée. Et je rejoins à fond le clan de adeptes.

    Mon passage préféré est quant à lui la toute dernière ligne du livre, que je me garderais bien de dévoiler. C’est te dire si j’en me suis délecté.

    Répondre à Odin

  • Stéphane (29 septembre 2007, en réponse à Odin)

    Odin,

    Je reste amusé par le fait que toi comme Harris, il y a quelques années, me taxiez de snob parce que j’aimais les livres « de littérature », et que maintenant tous les deux vous aimez L’ombre du vent et vous citez Paul Auster.

    Répondre à Stéphane

  • Odin (2 octobre 2007, en réponse à Stéphane)

    Stéphane mon ami, il est des invitations que l’on ne peut refuser. Et cette joue que tu me tends est, j’en suis sûr, une preuve supplémentaire de l’amitié qui nous unit. Dont acte.

    Harris et moi n’avons jamais manqué une occasion de souligner la haute tenue de tes propos parfois et le caractère quelque peu pompant de tes citations et autres envolées lyriques. A cela, plusieurs raisons :

    1. Tu ES snob. Ou tout du moins, ton amour du bon mot et des phrases alambiquées te le font paraître. Demande autour de toi, les âmes bien intentionnées te le confirmeront. Avec sourire.

    2. On est tes complices, tes amis. C’est à nous qu’il incombait de te le dire. Et tu prenais ces remarques avec humour, ce qui était le but recherché. Car autant l’avouer, aussi fou que cela puisse paraître, on t’aime comme tu es mon vieux.

    3. Je reste interdit face à ta notion de livre "de littérature", et je ne me souviens pas l’avoir jamais employée par le passé. Parler de livre chiant, vide de sens et d’intérêt, oui j’avoue avoir tenu ce genre de propos. M’enfin, je ne suis pas le seul à avoir un jour lu du Paul Auster... Je reconnais toutefois que le schéma narratif du "Livre des illusions" m’a plu. Un point pour toi, et une preuve supplémentaire du peu fondé de mes jugements.

    La conclusion reste que nous pouvons nous retrouver à l’occasion dans l’amour d’un livre. Et qu’il n’est rien de plus savoureux entre amis qu’un bon vieux débat d’idées.

    Bonne journée, mon ami snob.

    Odin.

    PS : Je suis loin d’être exsangue de critiques moi-même. Et mon curriculum vitae que tu avais jugé "verbeux" était en effet loin de la perfection. Je te remercie d’ailleurs poru ce commentaire constructif. Il m’a permis de retravailler ce document et d’obtenir au final une version bien plus aboutie. Qui a énormèment plu aux décideurs montréalais...

    Répondre à Odin

  • Stéphane (2 octobre 2007, en réponse à Odin)

    Je voulais parler d’un truc qui vous fatiguait assez rapidement, c’est mes envolées lyriques sur la notion de « littérarité » d’une œuvre.

    Et puis je me suis interdit un smiley parce que tu les abhorres, mais c’était une taquinerie, garçon !

    PS : « Abhorrer », c’est mon mot du jour.

    Répondre à Stéphane

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