L’inaccessibilité comme privation de droits

Céline Bœuf résume très bien, au-delà des tempêtes périodiques qui agitent la toute petite communauté de l’accessibilité, ce qu’on vit face à l’inaccessibilité. Elle explique aussi la difficulté à communiquer avec celles et ceux qui, même involontairement, font partie du problème, soit qu’iels soient porte-parole ou simplement les personnes les plus visibles sur le sujet dans telle ou telle boîte.

Avec son accord (grand merci Céline !), je reproduis donc ici un fil Twitter très pertinent (et le même sur Nitter si tu veux éviter qu’on te piste).

Depuis quelque temps, je suis témoin ou actrice d’échanges entre des personnes qui dénoncent des problèmes d’accessibilité numérique et des responsables de la même accessibilité, qui le prennent comme une attaque personnelle, se montrent alors assez arrogants. Iels crient à la violence, à l’agression, se posent en victimes d’une calomnie. Sachez que, pour les personnes qui dénoncent l’inaccessibilité, c’est une agression supplémentaire. La première agression se fait pour nous au moment où l’on est confronté à l’inaccessibilité.

N’inversons pas les rôles, s’il vous plaît.

Quelle que soit votre bonne volonté lorsque vous travaillez sur l’accessibilité, si le résultat n’est pas là, les victimes, ce sont tout d’abord les personnes qui n’accèdent pas à l’information ou au service sans cette accessibilité. C’est à elles que le message : « Tu n’as pas droit » est envoyé.

Tu n’as pas droit de déclarer tes revenus en ligne, tu n’as pas droit d’accéder au magazine de ta commune ou à celui de ton département, tu n’as pas droit de faire tes courses, tu n’as pas droit d’acheter une place de concert, tu n’as pas droit de faire livrer des fleurs à ta grand-mère, tu n’as pas droit d’acheter des billets de train, tu n’as pas droit de profiter de cette vidéo, tu n’as pas droit de consulter les notes de tes gamins à l’école, tu n’as pas droit de lire cet article de journal, tu n’as pas droit de faire un cadeau à ton ou ta filleul/e, tu n’as pas droit de préparer ton trajet en transports en commun alors que tu en as besoin plus que quiconque, tu n’as pas droit de prendre rendez-vous dans un salon de beauté, tu n’as pas droit de chercher les horaires et tarifs d’un billet d’avion, tu n’as pas droit d’accéder à tes données de santé, tu n’as pas droit de prendre un rendez-vous médical, tu n’as pas droit de consulter ta boîte mail, tu n’as pas droit de consulter le montant de ton compte bancaire, tu n’as pas droit de faire un virement, tu n’as pas droit de vérifier toi-même un devis envoyé par un entrepreneur, tu n’as pas droit de savoir à l’avance si le film que tu t’apprêtes à aller voir te sera accessible, tu n’as pas droit de réserver tes vacances, tu n’as pas droit de télécharger ta facture de mobile en ligne, etc. Il va de soi que cette liste n’est pas exhaustive.

Pourtant, rien de ce qu’elle contient n’est inventé.

C’est du vécu, très largement par moi, parfois par des proches. Et cela s’ajoute à l’inaccessibilité de notre vie quotidienne. Qui parmi vous doit compter 23 stations de métro pour arriver à son bureau le matin ? Moi je le fais, après m’être concentrée plus que la moyenne pour ne pas m’ébouillanter en me préparant mon petit déj et pour m’habiller sans ressembler à un clown chaque jour. Je vous raconterais bien ma journée entière, mais tel n’est pas le sujet, même si cela pourrait vous instruire un peu. Cela vous renseignerait notamment sur l’état de frustration et d’énervement dans lequel me met, nous met, un site ou une app qui n’est pas accessible.

Alors quand on signale les problèmes d’inaccessibilité, qu’on constate que rien ne bouge et qu’en plus, on nous explique qu’on pourrait demander gentiment, ça crispe un peu beaucoup. Parce que ça fait au bas mot 17 ans qu’on demande gentiment et qu’on ne voit rien bouger. Du coup, vos retours du genre : « mais si on attache de l’importance à l’accessibilité, c’est promis on s’en occupe dès qu’on a le temps » ou encore « après tout ce que j’ai fait pour l’accessibilité, me faire parler comme ça… », ça nous met en rage. 😠

Globalement, je pense que les personnes qui soulignent des problèmes d’accessibilité le font surtout dans le but que ces problèmes se règlent. Alors quand vous êtes, que vous le vouliez ou non, la cause du problème, parce que vous n’avez pas fait ce qu’il faut ou parce que vous appartenez à un système qui limite vos moyens d’action, pitié, ne nous faites pas le coup de la victime. Entendez plutôt notre colère légitime et servez-vous-en. Aujourd’hui, l’accessibilité, on sait faire. Pourtant, notre vie quotidienne, à nous, personnes handicapées, reste un enfer. C’est bien que cela bloque quelque part. Le quelque part a forcément une cause humaine.

La remarque que vous prenez, à tort, pour vous seul/e, est en réalité destinée à l’endroit où ça bloque. Faites-la-lui remonter s’il vous plaît. Comprenez que nous, on a besoin de preuves de la bonne volonté de notre interlocuteur ou de notre interlocutrice. Sinon, votre positionnement en victime passe à coup sûr pour du je-m’en-foutisme, voire de la provocation, d’où l’arrogance dont je parlais au début. Que ça vous plaise ou non, c’est une agression et une violence de plus dans notre journée déjà bien chargée en la matière.

Le moral prend vraiment cher quand on vous explique à longueur de journée que vous n’avez pas les mêmes droits que les autres citoyens, alors qu’on vous bassine de partout avec la mythique inclusion et les lois, soi-disant au bénéfice des personnes handicapées.

Donc pour résumer, l’accessibilité, c’est comme l’amour : on veut des preuves, pas des déclarations !

Commentaires

  • Pierre (1er juin 2022)

    La longue litanie des "tu n’as pas le droit de" est glaçante.

    Je me demande à quel point JavaScript est responsable de tout ça. L’obsession d’avoir du dynamique à tout prix, l’obsession des "One Page Apps" pousse les équipes de développement à tout faire à grandes plâtrées de frameworks JavaScript du moment. Pourtant, quand je lis la liste des "tu n’as pas droit", j’ai l’impression qu’une grande partie de ces sites Web pourraient très bien être faits sans JavaScript, ou bien avec du JavaScript qui peut être désactivé (accéder aux notes de son enfants, est-ce que ça nécessite franchement React et compagnie ?).

    Oui, je sais que du HTML/CSS tout bête peut être très inaccessible, mais je pense qu’il est plus facile de rendre accessible une page « statique » (je mets statique entre guillemets parce qu’on peut faire de jolies choses mouvantes en CSS de nos jours ;)) qu’une "One Page App" rutilante... non ?

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  • Stéphane (1er juin 2022)

    Pierre : Quand tu vois la fameuse « litanie des “tu n’as pas le droit” » ce n’est sans doute pas juste une question de choix techniques. C’est fréquemment un problème de méconnaissance de la question, tant dans les maîtrises d’ouvrage, que chez les designers ou les développeurs.

    (Par exemple, rien ne ressemble plus à un bouton qu’une div avec un gestionnaire d’événement qui écoute le clic de la souris, pris sur étagère. Ah oui mais ce n’est pas accessible. Ah oui mais on ne savait pas / on n’y avait pas pensé. Ad lib.)

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  • STEINMETZ (2 juin 2022)

    Merci pour ce témoignage éloquent qui nous éclaire sur les difficultés des personnes non-voyantes ou malvoyantes à travailler et à vivre tout simplement. Au vu de cet article, il est grand temps de déclarer l’état d’urgence afin de rendre leurs droits aux personnes handicapées privées de l’accessibilité numérique.

    Répondre à STEINMETZ

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