Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ?

Au Moyen-Âge on considérait que l’idéal était d’être versé dans plusieurs disciplines. À quel moment a-t-on inversé la vapeur ? L’industrialisation, peut-être ?

J’aime beaucoup les questions posées dans cette conférence, Pourquoi certains d’entre nous n’ont pas de vocation (via Marie) pour plusieurs raisons.

Outre les bons arguments qu’Emilie évoque (l’innovation vient de l’intersection de points de vue et d’expériences différents), il me revient des échos de ma petite vie. (Note liminaire : non pas que je sois réellement pluri-talentueux, je n’ai pas cette prétention. Mais j’ai eu plusieurs vies, et ça a parfois été considéré comme une carence sociale.)

Quand j’étais au lycée, il fallait choisir. Il fallait choisir. Je vous ai déjà raconté cette anecdote mais tant pis, revenons-y : la conseillère d’orientation que j’ai rencontrée, merveilleusement ouverte sur le futur [1], me dit de ne pas m’inquiéter si je ne trouve pas mon bonheur dans le référentiel des métiers. Nous sommes en 1987, et on estime que 50% des intitulés de poste de l’an 2000 n’existent pas encore. Le Web est passé par-là, et ces seize dernières années je n’ai eu que des métiers qui effectivement n’existaient pas à l’époque.

Aujourd’hui une des questions que j’entends systématiquement en recrutement, c’est « Comment vous voyez-vous dans cinq ans ? Dans dix ans ? » Je réponds à cette question—j’allais dire « j’évacue cette question »— en citant justement ma conseillère d’orientation. Je ne travaille pas dans un domaine où on se projette, sauf à vouloir « faire carrière » (« dans cinq ans je serai responsable d’un pôle de ceci-celà et je me donne les moyens d’y parvenir »). Ma réponse est généralement que le Web est un milieu tellement changeant que nous devons suivre le courant en tentant de rester à flot, et si possible nous nourrir de notre expérience pour contribuer au mieux à l’activité là où nous travaillons.

Au début de ma vie d’adulte, à la fin d’un mariage qui ne tenait pas, nous avions rencontré un psy de couple (on ne sait jamais, hein ?). À l’époque j’étais en même temps administratif (oui, dans une vraie administration) et traducteur de comics ; et pour couronner le tout, le soir venu je commençais à faire de l’intégration web pour un site qui parlait de bande dessinée à l’époque où le mot « blog » n’existait pas encore. Le psy de couple, pétri de son ancienneté [2], me regarde avec une petite pointe de condescendance qu’il veut cacher derrière son bureau marqueté en une forme de professionnalisme, et m’assène : « Vous, monsieur, vous m’avez l’air d’avoir une approche un peu infantile : vous ne savez pas choisir. »

Faire plein de choses, c’est ne pas savoir choisir, c’est manquer de maturité. Prends-toi ces stigmates et tente d’avancer dans l’existence, jeune indécis.

Maintenant je suis à l’âge où, pour le dire poliment, je n’en ai plus grand-chose à foutre.

Je fais à peu près ce que je veux maintenant, même si je suis un affectif [3], par extension bien trop sensible à ce que les autres pensent de moi. En même temps, ce sont mes coups de cœur qui m’ont apporté les meilleures choses dans la vie, ça ne me pousse donc pas à arrêter.

Aujourd’hui je ne sais plus si j’ai une vocation, je suis comme Emilie : je connais assez bien certaines facettes de mon métier pour m’y ennuyer fréquemment, et malgré de violentes prises de risque par moments et des sorties fréquentes de ma zone de confort, je commence à perdre ma capacité à essayer tous azimuts. Je commence aussi à perdre mes capacités d’apprentissage. Il doit y avoir aussi une question d’âge dans tout ça.

Bref, une bonne conférence qui fait réfléchir.

Quant à moi, je travaille au moins sur les capacités de désingularisation et de décontextualisation, c’est vital quand on passe un temps non négligeable à défendre les utilisateurs du Web face aux décisions business-centric ou techno-centrées. Toujours ça de pris, pour s’amuser à croire quelques minutes qu’on vit une nouvelle Renaissance. Et publier sans se relire, tiens, pour la peine.

Notes

[1Pour ce que je sais, pas mal de gens n’ont pas du tout eu une expérience aussi positive du conseil en orientation.

[2On veut toujours croire que les gens plus vieux que soi sont sages ; j’ai mis trop longtemps à devenir méfiant envers les vieux cons.

[3Autre sujet, et autre grosse difficulté pour évoluer dans la société. L’affectivité rend difficile l’objectivité, ce n’est pas forcément un atout professionnel.

Commentaires

  • Emmanuel (24 mars 2016)

    Une expression parle de ça : « touche à tout, bon à rien ». Valorisant n’est-ce pas ?

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  • Stéphane (24 mars 2016)

    Emmanuel : Oui, c’est complètement ça.

    En anglais pas mieux : Jack of all trades, master of none. Sur le fond l’expression anglaise est plus juste : l’expertise vient souvent de la spécialisation.

    En français c’est juste persifleur, mais ça doit venir de notre culture. ;)

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  • GoOz (24 mars 2016)

    Bah le "fallait choisir" était aussi comme ça à mon époque. J’ai l’impression que c’est un peu moins le cas maintenant mais je peux me tromper. En tout cas, je vis cette fluctuation d’intérêt en permanence. A la différence que je vais et viens tout le temps sur une passion puis une autre mais ce sont toujours les mêmes. Ça en devient presque une névrose. Quand je passe trop de temps sur une, l’autre me manque et ainsi de suite. J’ai encore beaucoup de mal à trouver un équilibre sain. :/

    Répondre à GoOz

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